lundi 2 décembre 2013

À la recherche de Beausoleil: publié en Acadiana Profile, le 1er décembre 2013

À la recherche de Beausoleil

Accolé sur la rive gauche d’un des méandres serpentins du Bayou Tèche se trouve le village de Loreauville, dans la paroisse d’Ibérie. Tout autour, la terre riche et fertile nourrit les clos de cannes à sucre qui s’étendent à perte de vue. Plusieurs familles, comme ailleurs chez nous, vivent aussi des divers métiers associés avec l’industrie de l’huile. Couche sur couche, les sédiments déposés par une succession d’inondations régulières depuis la nuit des temps ont enrichi la région jusqu’à l’Eau Haute de 1927, laissant pousser une communauté à la fois agricole et industrielle basée sur les valeurs qu’on connaît bien en Acadiana. Le respect de la terre, de la famille et des traditions règne dans ce petit coin tranquille de notre pays. Pourtant, quelque part enfoui en-dessous de cette surface féconde se cache un secret dont la révélation risque d’apporter autant que l’or blanc ou l’or noir, non seulement en terme de donner une nouvelle source d’énergie économique mais aussi dans la perspective de renforcer les liens qui nous unissent. Ce n’est pas l’énergie solaire, mais il s’agit d’un soleil qui porte un nom de famille et une histoire des plus illustres.

Joseph Broussard, dit Beausoleil, et ses compagnons, les premiers Acadiens arrivés en Louisiane en 1765 pour fonder la Nouvelle-Acadie, sont enterrés là quelque part, ainsi que les traces archéologiques qui nous donneront une idée de comment ils ont vécu dans ce voisinage autrefois connu comme Fausse Pointe. Le professeur Mark Rees de l’Université de Louisiane à Lafayette pense qu’il peut les retrouver et il n’est pas seul dans sa quête. Né d’une idée lancée lors d’une réunion de l’association Famille Beausoleil, formée des descendants du héros du Grand Dérangement et de leurs collègues, le Projet Nouvelle-Acadie compte parmi son comité de pilotage non seulement des Broussard, dont le maire de Loreauville, mais de nombreux louisianais aussi déterminés que le professeur Rees à découvrir l’endroit précis. Les premières fouilles aux environs sont prometteuses et indiquent la présence d’une forte activité au passé.

Rien que la taille de la maison d’Armand Broussard, un des fils de Joseph, construite un quart de siècle après les premières arrivées acadiennes, fait preuve d’une réussite matérielle impressionnante. À sa mort, le patrimoine d’Armand était estimé à 65 000$, ce qui en ferait un millionnaire de nos jours. Sa maison, qui date de 1790, se trouve dans le parc historique Vermilionville. Elle a été déménagée de la région où l’on cherche la présence des tombes et des premières installations de ces pauvres défunts, décédés sous le coup de la fièvre jaune et d’autres maladies tropicales en arrivant comme tant d’autres avant et après. Il est évident que les premières constructions n’avaient rien d’aussi cossues. Leur emplacement exact reste un mystère pour l’instant, mais le Projet Nouvelle-Acadie a bien l’intention de le dévoiler avant que le développement de nouveaux lotissements ne risque de les couvrir ou les détruire à jamais. Une fois découvert, le site peut devenir un centre important de tourisme et d’éducation.

Le Projet Nouvelle-Acadie, en plus de sa mission d’aider le financement des travaux, a annoncé ses quatre raisons d’être. La première est de promouvoir l’économie culturelle en incluant la communauté dans la planification de la gestion des ressources culturelles. Deuxièmement, c’est de faire avancer la connaissance de l’histoire des premiers établissements et sites d’enterrement acadiens en les localisant. Ensuite, on veut délinéer et comprendre les modèles d’établissement des foyers en Nouvelle-Acadie. Enfin, le groupe aimerait examiner les preuves des expressions d’identité culturelle et ethnique, tout en tenant compte des relations variables entre l’histoire, l’identité et le terrain. Selon le professeur Rees, le manque de connaissance à l’égard des ces propriétés et tombes anonymes a mis ces sites à risque de destruction et de négliger une occasion d’étendre l’économie culturelle.


Il est inconcevable de penser qu’avec toute l’importance le personnage de Beausoleil, on ne sait quand même pas où se trouve sa dernière demeure après avoir mené une guerre pour la liberté de son peuple. Mais comme dit le proverbe latin, « L’argent est le nerf de la guerre ». Grâce aux efforts du projet, on va trouver l’argent nécessaire pour honorer la mémoire des premiers Acadiens et pour continuer leur testament de prospérité.

mardi 1 octobre 2013

Qu’est-ce qu’un Créole? Publié dans Acadiana Profile le 1er octobrre 2013.

C’est une question qui semble avoir autant de réponses que de monde qui répond. Une interminable discussion typique autour d’une table recouverte des vieilles gazettes et des boisseaux de crabes peut se mettre en route avec des questions telles que : Qui était le meilleur quarterback de LSU?, ou, Quel était la meilleure place pour acheter du boudin? Les gens vont discuter pendant des heures sans jamais trouver un consensus. Pourtant, les discours les plus passionnés, et souvent les moins bien informés, tournent souvent autour de la question, Qu’est-ce qu’un Créole?  

On peut dire que le mot créole est né d’un malheur. Son origine exacte est disputée autant que sa signification. Certains disent qu’il vient de l’espagnol criollo, selon Les Commentaires royaux de Garcilaso de la Vega de 1609. « Les enfants des Espagnols qui sont nés aux Indes sont appelés criollo ou criolla ; les nègres donnaient ce nom aux enfants qui leur étaient nés aux Indes, pour les distinguer de ceux qui étaient nés dans la Guinée.... les Espagnols ont emprunté d'eux ce nom. » Le dictionnaire Littré définit créole comme « un homme blanc ou une femme blanche originaires des colonies. » Littré dispute l’origine latine de créole, du verbe creare ou créer, car « si on le fait venir de l'espagnol criar, élever, nourrir, la formation est tout à fait irrégulière ; d'autres prétendent que c'est un mot caraïbe ; l'Académie espagnole dit que c'est un mot inventé par les conquérants des Indes occidentales et transmis par eux. » D’autres disent que le terme est plus ancien et s’appliquait uniquement aux esclaves noirs qui sont nés dans les colonies pour les distinguer de ceux qui sont arrivés directement de l’Afrique. Quoi qu’il en soit, le mot créole a été forgé au creuset du colonialisme, de l’esclavage et de ce que Charles C. Mann appelle « le nouveau monde créé par Cristobal Colón », c'est-à-dire la rencontre de l’Afrique et l’Europe en Amérique.

On sait qu’en Louisiane avant la Guerre des Confédérés, les gens se divisaient en trois : les Blancs, les Noirs et les Gens de couleur libres. Dans cette dernière, il y avait d’autres sous-divisions d’une complexité étonnante. Pour se différencier des « Américains » d’origine anglo-saxonne, les Blancs d’origine française ou espagnole se disaient Créoles. Dans un sens, ils étaient tous des Créoles : Noirs, Blancs ou entre les deux, ils sont tous nés au Nouveau Monde, sans parler des Amérindiens qui s’y mêlaient aussi. Cependant, il y a une différence qui fait que les Créoles viennent d’une même expérience. Il suffit de dire que, de manière générale, les Blancs et les Gens de couleur libres avaient quelque chose en commun qu’ils ne partageaient pas avec les Noirs : la liberté. Quoique d’une classe intermédiaire entre les deux autres et donc d’un niveau socialement inférieur, les Gens de couleurs n’étaient pas la propriété de quelqu’un d’autre. C’était dans cet espace de liberté que la culture créole, chez les Blancs tout comme chez les Gens de couleur, s’est développée en Louisiane. Il est sûr que plusieurs blancs étaient réduits en état de servitude, certains gens de couleur libres possédaient des esclaves et quelques Noirs n’étaient pas esclaves. Après la guerre, les Gens de couleur libres, malgré la fusion dans la catégorie de Noirs, ont gardé le souvenir de leur passé prestigieux et l’ont perpétué.

Les relations douloureuses entre les gens de cette période qui va de Jim Crow jusqu’au mouvement des droits civiques ont créé de nouvelles divisions. Petit à petit, les Blancs francophones sont devenus tous Cadiens, même s’ils ont très peu ou pas d’ancêtres acadiens, et tous les Noirs francophones sont devenus des Créoles. Notre histoire nous dit que ce n’est pas si simple. On ferait bien de se rappeler que même si on se dit Cadien, on est quelque part Créole aussi. Aujourd’hui, créole est une attitude, une approche à la vie et un sens de famille et de communauté plus que la quantité de mélanine qu’on a reçu avec ses chromosomes. C’est une sensibilité qui dépasse les souffrances d’autrefois pour accoucher d’une tolérance et d’une compréhension sans pareille de la condition humaine. Être créole, c’est la liberté.

jeudi 1 août 2013

L’héritage des Indiens de l’Acadiana -- publié dans Acadiana Profile le 1er août 2013

« La France possédait autrefois, dans l’Amérique septentrionale, un vaste empire qui s’étendait depuis le Labrador jusqu’aux Florides, et depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux lacs les plus reculés du haut Canada. » Ainsi commence Atala de François-René de Chateaubriand, une histoire d’amour entre deux Indiens dans la pure tradition romantique du début du XIXe siècle par le maître du genre en France. Sa carrière littéraire débutait avec ce livre qui a comme cadre une Louisiane aussi exotique qu’imaginée et qui fait partie d’une plus grande œuvre intitulée Les Natchez. En gros, il raconte la conversion des « sauvages », les non-civilisés, vers le christianisme, première étape de leurs assimilation vers la « vraie » culture. Ce n’est nullement une monographie anthropologique sur les premiers habitants, mais un éloge éloquent du pouvoir civilisateur des valeurs occidentales, comme c’était la coutume de l’époque. De ce fait, la description des Indiens qu’on y rencontre est aussi vraisemblable que celle des montagnes et des déserts de notre état, c'est-à-dire, pas du tout. Grâce à ce livre et bien d’autres tels Voyages au Canada de Jacques Cartier ou Des cannibales de Michel de Montaigne, le mythe du « bon sauvage » s’est ancré dans nos esprits à tel point qu’on oublie qu’au fait il y avait des hommes et des femmes réels en chair et en os qui étaient capables de raconter eux-mêmes leur histoire, si on avait seulement cru qu’ils avaient une histoire à raconter.

Dans la région qui constitue aujourd’hui le bassin Tèche-Vermilion, certains anthropologues et archéologues pensent que des êtres humains y ont habité continuellement depuis au moins cinq mille ans et peut-être bien plus. Sur les bords du bayou Vermilion, par exemple, jusqu’à l’eau haute de 1927, il y avait une source d’eau fraîche qu’on appelait la source Chargois. Elle est tarie de nos jours, complètement bouchée par les sédiments apportés par la crue historique du Mississipi. Néanmoins, l’endroit porte toujours ce nom et les vieux Lafayettois se rappellent sinon s’y être baignés petits, au moins des histoires du temps que l’eau coulait. Pendant longtemps, les élèves de Paul Breaux High School remettaient au principal après chaque bonne pluie des têtes de flèches et des morceaux de poterie qu’ils trouvaient sur le terrain d’école. D’autres trouvailles suggèrent fortement non seulement qu’on habite ici depuis longtemps, mais relativement en grand nombre aussi. C’était probablement un lieu de rencontre où se passaient des échanges de toute sorte. Des sources d’eau fraîche, en combinaison avec sa position géographique sur un coteau entre le bassin de l’Atchafalaya à l’est et les savanes à l’ouest ont fait de cet endroit un habitat idéal. Ce n’est pas étonnant, malgré ce que l’on peut nous faire croire (ou du moins essayer de nous faire oublier), que les premiers habitants soient toujours là.

La toponymie, la science des noms de lieux, est souvent la gardienne du souvenir des peuples précédents. La Louisiane, en plus de notre héritage français et espagnol, décompte plusieurs noms d’origine amérindienne. Certains sont pratiquement synonymes avec l’état : Bayou, Atchafalaya, Opélousas, Attakapas ou Catahoulas. Petit Manchac, le nom original de Lafayette, avant même Vermilionville, veut dire la petite porte en arrière! Est-ce que D. L. Ménard en savait plus qu’il nous laissait savoir? En plus, quand nos langues européennes nous ont fait défaut pour décrire les nouvelles flores et faunes, les Amérindiens nous prêtaient des mots : chaoui pour raton-laveurs, boscoyo pour genou de cyprès, choupique pour poisson-castor et mamou pour… mamou. Des fois, il n’y pas d’autres mots.


De nos jours, les Indiens louisianais parlent de plus en plus pour eux-mêmes. Que ce soit les Houmas ou les Attakapas qui revendiquent leur reconnaissance officielle ou les Koasati ou les Chitimachas qui réclament leurs langues ancestrales, ils sortent de plus en plus de la longue ombre jetée par des années de silence. Ce n’est pas tellement qu’ils étaient silencieux, c’est seulement que personne ne les écoutait. Enfin, au début les premiers colons européens les écoutaient pour savoir comment construire les maisons en bousillage, quelles plantes on utilisait comme nourriture ou médicament, ou simplement comment survivre dans ce nouvel environnement. Il est plus que temps que nous les écoutions de nouveau. On en a besoin.

vendredi 21 juin 2013

Re: Vol de nuit

Quelques heures après avoir posté mon dernier poème, ma mère s'est embarqué sur cet avion pour aller faire la connaissance de son dernier arrière-petit-fils et puis rejoindre les siens.

jeudi 20 juin 2013

Vol de nuit : pour ma mère en train de mourir de la maladie d’Alzheimer

ce soir je vais rêver de prendre l'avion avec ma mère
j’achèterai le billet, à mes propres frais
on va s'embarquer pour un petit voyage en France
pour qu'elle voit Paul une dernière fois
et Léo pour la première
on ira tous les deux dans mon rêve
je te tiendrai la main
et te parler en français en anglais comme tu veux
tu n'as pas besoin de parler
je te dirai tout ce que tu voudras entendre
je reviendrai et elle partira pour toujours
enfin contente
enfin capable de se laisser aller
rejoindre son père, sa mère, ses frères, ses cousines
Nane Locade, Tante Ruth, Cousine Audrey
elle nous aura tous vus
elle les reverra de nouveau
tous les gens qu'elle a connus
et tout le monde qu'elle ne reconnaît plus
enfin pouvoir mourir en paix
une paix qu'elle n'a jamais eu envie de connaître
dans sa vie.

jeudi 13 juin 2013

Le Niveau de la Mer- 9è partie
Lors de ses déplacements, ses « sorties en ville » comme il les appelait, si on peut appeler un village de moins de 2 000 habitants une ville, il longeait une des deux rues en parallèle avec le bayou de chaque côté. Il n’allait jamais de l’autre bord car le gardien qui l’ouvrait pour laisser passer les bateaux ne l’aimait pas. Victor Cheramie avait perdu une jambe dans la guerre de Corée. Il n’aimait pas trop en parler. Tout ce qu’il a dit de cette expérience c’est qu’il n’avait jamais eu aussi froid de sa vie et qu’il avait juré de ne plus jamais quitter la Louisiane de sa vie. Ça, et qu’il avait perdu quinze livres en travaillant pour l’Oncle Sam. Une fois rentré avec une jambe en moins, Victor, qui habitait juste à côté du pont flottant à la Pointe aux Saucisses, s’est retrouvé un beau jour, on ne sait pas trop comment mais le fait que son frère faisait un trafic douteux avec le shérif selon la rumeur, gardien du pont. Quand on passait dessus, on le voyait couché sur un lit dans la cabine de contrôle à regarder sa télé en noir et blanc avec les antennes en oreilles de lapin. Ses béquilles s’appuyaient contre la porte en moustiquaire. Milton avait pris l’habitude de lancer des coquilles contre la cabine en lui criant dessus, « Cheramie, patate bouillie, café bouillu, espèce de tchul ». Quand Victor le voyait venir, il baissait la barrière en bois et ne laissait personne passait. Évidemment, les autres qui avaient dû attendre ont fait comprendre à Milton qu’il vaudrait mieux qu’il ne passe plus par là.
Il touchait peut-être un « tchèque à trou », ces chèques de la sécurité sociale qui était comme les vieilles cartes trouées pour programmer des ordinateurs. On disait qu’il avait une fille quelque part, mais je ne l’avais jamais vue et il n'en parlait pas non plus. S’il avait quelque chose qui ressemblait à un travail, c’était de ramasser les bouteilles de soda et récupérer cinq sous la bouteille. Lui et le bourriquet longeaient le chemin à la recherche des pop-tops pour ses œuvres d’art et des bouteilles. Comme il ne vendait pas les tableaux, sa seule source de revenue visible était la collecte de bouteilles. 
Le verre était lourd et les formes et couleurs aussi variés que les sodas. Le coke, avec ses contours féminins qu’on disait dessinés par un Français mais au fait inspirés de la cabosse de cacao, avait un fond très épais qui pouvait pratiquement servir de lunettes aux malvoyants. Le 7 Up était d’une élégante couleur verte avec un carré rouge où l’on mettait le nom au milieu de petits points en guise de bulles de gaz carbonique. Les bouteilles de Dr. Pepper n’avait rien d’aussi remarquable si ce n’était l’horloge qui ne portait que les numéros dix, deux et quatre, soi-disant les heures de la journée auxquelles il fallait le consommer. Le fait que le quatre était à la place du six me dérangeait énormément.

Mais de loin, ma bouteille préférée était celle de la bière de racine Barq’s. Enfin, on disait que c’était de la bière de racine, mais on avait raison de faire remarquer que « Root Beer » n’était écrit nulle part. Sinon, en toute simplicité on lisait sur l’étiquette « Drink Barq’s. It’s Good ». Une bande bleue en biais en haut avec l’impératif de boire, la même bande dans l’autre direction en bas avec l’affirmation de sa bonté et le nom un peu énigmatique avec ce « q » à la place de ce que normalement devrait être un « k ». Une bière de racine avec un nom d’écorce, une sorte d’arbre de la vie pour les adeptes de l’eau sucrée et carbonisée. Pour les vrais gourmands, la meilleur façon de consommer le Barq’s était de le verser dans un grand verre qui contenait déjà de la crème glacée à la vanille. En le versant, la crème flottait, d'où le nom « root beer float ». C’était simple, rafraîchissant et garantit de vous mettre sur le chemin du diabète sans tracas. Enfin, la partie qui me fascinait le plus de sa bouteille étaient les losanges en haut-relief au-dessus l’étiquette, juste au-dessous le goulot. Je pouvais passer des heures à retracer les rainures en zigzag, une errance sans fin au pays des délices.

mercredi 29 mai 2013

Pas si fou que ça -- Publié dans l'Acadiana Profile du 1er juin.

Zachary Richard, Ralph pour les intimes, a fait un sacré bout de chemin depuis sa naissance à Scott, là où l’Ouest commence, la capitale mondiale du boudin. Il aurait pu rester le fils de son père, jouant dans les bars du coin, voire la Nouvelle-Orléans de temps en temps, ou prendre son diplôme en histoire de Tulane pour entrer à une faculté de droit et poursuivre une autre carrière. L’énorme talent et l’impulsion créative qui semblent l’habitaient depuis toujours en ont décidé autrement. Et pourtant, sa carrière musicale, surtout en français, a failli ne jamais avoir lieu. L’histoire, aujourd’hui passée au royaume des légendes, veut que le jeune Ralph, avec cent piastres avancées par un mécène qui lui a dit d’aller chercher sa fortune au Québec, ait accompagné un ami qui montait en voiture pour faire des études à l’Université McGill. À la frontière, le douanier, voyant l’équipement musical sur le banc arrière, leur demande ce qu’ils viennent faire au Canada. Le chauffeur sort son visa d’étudiant et lui justifie la raison de son séjour. À son tour, et encore selon la légende, Richard lui annonce, « Je viens pour chanter et devenir célèbre ». Quand le douanier, pas impressionné par l’audace, lui demande de montrer son permis de travail canadien, il ne le peut pas. Refoulés à la frontière plusieurs fois après d’autres tentatives semblables et quelques jours d’hôtel, Richard réussit enfin à retrouver un promoteur qui lui envoie un contrat prouvant qu’il a le droit de travailler au pays de ces « quelques arpents de neige », comme le disait Voltaire. Le reste, selon le dicton, c’est de l’histoire. Après tout le mal qu’il s’est donné, est-ce un hasard ironique que son premier succès était « Travailler, c’est trop dur » ?

Ce long travail acharné a transformé Ralph en Zachary, nettement plus rock’n’roll, mais aussi en honneur d’un ancêtre dont le nom lui a été donné en deuxième prénom. C’est en quelque sorte avec cette deuxième naissance qu’il est devenu l’homme de la renaissance acadienne en Louisiane. Comme les oiseaux migrateurs de ses chansons, sa poésie et son engagement écologique, il fait le va-et-vient entre deux langues, deux continents, trois pays et maintes cultures. Un vrai citoyen du monde autant enraciné dans les marais de l’Atchafalaya que ceux du Saint-Laurent, du Petit Codiac ou du Poitou. Comme les fous de Bassan, les oies canadiennes ou les canards français, peu lui importe les frontières, ces lignes artificielles que les hommes ont dessinées sur la mappemonde. Le respect du passé, des traditions et de la nature, combiné avec une persévérance quasi-génétique (ce n’est pas pour rien qu’on dit Cadien tête-dure) qui frôle l’obstination ont informé l’ensemble de son œuvre qui souffle ses 40 chandelles cette année, si l’on démarre le compteur en 1973 avec l’enregistrement de son tout premier disque, « High Times ». Longtemps perdu dans un trou noir juridique, Richard a pu le sortir seulement en 2001. Néanmoins, la longue courbe de son art trace une ligne qui relie ses passions, ses amours, ses espoirs et ses craintes. Richard comprend l’intime et fragile connexion entre la nature et les hommes ainsi que le courage qu’il faut pour l’entretenir.

Avec ce dernier disque, Le Fou, une boucle est bouclée, sans que ce soit la fin, nous l’espérons très fort, de ses activités artistique et écologique. Profondément touché par les catastrophes-bessonnes des ouragans Katrina et Rita et la marée noire de Macondo comme l’ont témoigné ces trois albums précédents, Richard retrouve une tranquillité zen face aux intempéries dans Laisse le vent souffler, une détermination redoublée à vivre sa vie dans Les ailes des hirondelles, et une envie éternelle d’un retour aux sources dans La Chanson des migrateurs, sans rien perdre sa fougue. On la voit grandeur nature, cette rage de vivre, dans La ballade de Jean St. Malo, où il raconte l’histoire méconnue, mais aussi importante pour nous que celle de Beausoleil Broussard, du marron Jean St. Malo, un esclave fuyard qui a abandonné ses chaînes et en a aidé d’autres à en faire autant. Comme lui, Richard n’accepte pas la raison du plus fort et crée sa propre identité. Si tu l’appelles fou, moi aussi, je le suis.


vendredi 10 mai 2013


Le Niveau de la Mer: 8è partie.

Milton Duet habitait une vielle cabane au fond de la manche, derrière l’ancienne maison de mes grands-parents convertie en entrepôt de la quincaillerie Western Auto. Il n’avait pas de lit, mais dormait dans un hamac comme nos ancêtres qui ont annihilé les inventeurs du hamac, les Arawak. Il ne serait pas juste de dire qu’il était fou, mais on n’aurait pas tout-à-fait tort non plus. Milton avait une conception du monde qui était complète mais fausse. C’était un artiste et un patriote. Sa cabane était construites avec les « planches deboutes », c'est-à-dire qu’elles étaient placées de façon verticale au lieu d’être à l’horizontal. C’est moins stable comme technique de construction, mais moins chère car elle nécessite moins de bois. Entre les espaces des murs intérieurs, l’entourage comme on dit, il fourrait des pages du « Times-Picayune » et du « Lafourche Gazette » pour empêcher le vent de passer. Accrochés au mur, il y avait un abattant et un siège de toilettes. Quand tu soulevais le couvercle, tu trouvais une photo du Général de Gaulle lors de son passage à la Nouvelle-Orléans en 1960. Milton ne l’a jamais pardonné d’avoir fermé les bases américaines et quitté l’OTAN.  Il fabriquait des œuvres d’art avec la drigaille qu’il trouvait le long du chemin. Il prenait des « pop-tops » en aluminium qui servaient de bouchons jetables pour des boîtes de bière ou de soda. C’était au fait des mini-rasoirs qui tranchaient net les pieds, nus ou chaussés de flip-flops. Pas étonnant que finalement ils fussent interdits et remplacés par ces espèces de leviers qui enfoncent la languette à l’intérieur de la boîte. Milton les tordait, manipulait et cajolait pour rendre des scènes bibliques. L’arche de Noé était son chef-d’œuvre. Le cou de la girafe et les joues de l’hippopotame, les écailles des poissons autour du bateau et Noé lui-même étaient d’une exactitude anatomique singulière. Le tableau qui m’intriguait le plus était « L’Échelle de Jacob ». Enfin, c’est comme ça qu’il l’appelait, mais qui, j’ai appris des années après, n’avait rien à voir avec l’ascension et la descente onirique d’anges. Dans la version de Milton, Jacob est en train de fuir son besson Ésaü car il lui devait de l’argent. Pendant sa cavale, il s’endort et rêve d’un bateau, une sorte de chaland ou grande pirogue, qui flotte dans l’air. Dieu lui dit de construire une échelle pour monter et trouver son trésor au fond du bateau. Ce que Jacob fait. Une fois arrivé en haut de l’échelle, Jacob regarde dans le bateau parmi les nuages. C’est la scène que Milton a créé où on voit Jacob de dos en haut de l’échelle.
« Et tu sais ce qu’il a trouvait dans le bateau? » me demande-t-il.
« De l’argent? »
« Mais non, couillon, y a pas d’argent au fond d’un bateau qui flotte dans l’air. »
« Alors quoi y a? »
« Ben de l’eau, voyons. Tu vois pas qu’il mouille? »
En effet, il avait fait de toutes petites gouttes d’eau qui tombaient des nuages pour remplir le bateau et arroser les marguerites.
Milton passait ses journées dans cette cabane; il construisait ses tableaux, découpait des articles de la gazette et les accrocher au mur. Il aménageait le peu qu’il possédait au monde avec une précision méticuleuse. La boîte de conserve qui servait comme tasse était toujours rangeait au fond à droite sur le cageot renversé en guise de table. Une assiette en porcelaine semblait être sa possession la plus précieuse. Il ne s’en servait pas souvent néanmoins. La plus part du temps, il mangeait des Cheerios sec dans un bol en plastique. Comme il n’y avait ni l’électricité ni l’eau courante, je me demande comment il assouvissait ses besoins corporels les plus simples. À l’époque, cette idée ne me frôlait même pas l’esprit. Pour moi, Milton était l’homme le plus libre et le plus génial de la planète.
Il n’avait évidemment pas de voiture. Il se déplaçait dans un hack qu’il a construit lui-même. Il l’attelait derrière un bourriquet qui n’avait pas de nom. C’était juste un bourriquet qu’il gardait derrière la cabane et nourrissait de carottes ou de pommes de terre ou de ce qu’il pouvait retirer des poubelles de Duffy’s Supermarket. Accroché à l’arrière du hack était un panneau en bois, aussi de sa fabrication, qui disait « Bored of Education ». Je ne pense pas qu’il ait passé un jour de sa vie dans une salle de classe, mais je suis sûr, comme il l’annonce au monde, qu’il s’y serait ennuyé ferme.

jeudi 9 mai 2013

Le Niveau de la Mer: 7è partie.


« Pou-yaille, ça fait chaud. Tout aux alentours, c’est sec, sec, sec. Je souhaite ça mouille. Le monde a besoin de la pluie, » dit Miss Edwina en s’essuyant le front avec son tignon rouge.
« Mais moi, je haïs la foutue pluie. »
« Sherry, tu devrais pas parler comme ça. »
« C’est comme ça je me sens. »
« ‘Coute, je vas à la grocerie acheter d’autre cayenne pour les touristes. Tu dirais plus je yeu brûle la djeule avec ça, plus ça l’aime.  Ils sont fous, ces Amaricains» dit-elle en se secouant la tête. « Enfin, on va se voir t-à-l’heure, O.K.? »
« O.K. »
Sherry tourne son attention vers l’unique chemin qui vient de l’ouest. Elle surveille l’horizon comme un des marins de Christophe Colomb. Elle cherche ce nuage de poussière qui annoncera l’arrivée d’un nouveau monde.
Comme la plupart des mères dans sa situation, Sherry n’a pas arrêté un instant d’imaginer où ils ont bien pu partir, à quoi doit se ressembler son fils à présent et si sa santé est bonne. Dans l’œil de son esprit, elle les voyait faire les courses au magasin, acheter ce qu’il ne fallait pas à un enfant en pleine croissance, et puis dormir à la belle étoile. Son mari, ils étaient toujours mariés, quoi que dise le prêtre, a écrit de temps en temps en se gardant bien de donner trop de détails qui pourraient laisser savoir où ils étaient. Il racontait comment Ti-Huey commençait à profiter à une allure ahurissante, qu’on les prenait des fois pour deux frères. Dans sa dernière lettre, il a dit qu’il a été renvoyé de son travail comme vendeur dans un magasin grande surface parce qu’il a tapé une cliente. Il jurait que c’était elle qui avait commencé, mais le client a toujours raison. Elle était prête à lui arracher les oreilles avec ses dents s’il n’annulait pas la vente du seul PlayStation qui restait à quelqu’un d’autre pour le lui revendre littéralement à l’heure de la fermeture.
« Je la comprends, a-t-il écrit. C’était la vieille de Noël et tout. Mais quand elle a sauté par-dessus le comptoir pour m’arracher la console, je me suis retourné pour mettre mon corps entre elle et le paquet. C’est passé très vite, mais mon coude a cogné le coin de sa mâchoire. Je sais que tu dois croire que j’ai fait exprès après tout ce que je t’avais fait, mais je n’avais pas l’intention de lui faire mal. » Depuis, à part un faible mandat d’argent de temps en temps, rien.
À présent, après toutes ces années, elle entend sa voix qui demande s’il peut entrer et ses pas qui montent les escaliers du motel. Elle voit par la fenêtre les cheveux couleur de miel du petit Huey Rabalais qui sort deux vielles valises du coffre de la Cadillac. Elle doit construire une levée autour de ses émotions montantes pour les empêcher d’inonder son cœur.
« Les voilà de retour, le père et le fils, s’est-elle dit en égrenant son chapelet au fond de sa poche. Est-ce un mystère joyeux ou douloureux? »

jeudi 2 mai 2013


Le Niveau de la Mer: 6è partie
Le pépiement des cardinaux ponctuait les palabres des nombreux oiseaux, – moqueurs, geais bleus, tourtes et moineaux, – qui se donnaient des nouvelles matinales. Les branches des pacaniers se chargeaient de chatons, ses fleurs inflorescentielles qui rendent la pacane, ce fruit sec, pas tout à fait une noix, qui contribue de façon spectaculaire au compte calorifique des desserts cadiens : tartes aux pacanes, pralines, fudge ou tout simplement nature. Malgré sa tendance d’engraisser, elle est une excellente anti-oxydante. Un vent du sud chargé de chaleur sentait la pluie.
« C’est la fête à Ti-Huey aujourd’hui, » a pensé sa Manman en rentrant le linge des clients du séchoir. Sa journée avait commencé avant le lever du jour. « Et ça fait trois ans que je l’ai pas vu. » Ce jour-là, il avait soudainement disparu avec son père et la Cadillac. Ils avaient laissé derrière eux mère et femme, deux étrangères devenues partenaires dans l’hôtellerie, un « café-couette » offrant gîte et couvert garanti 100% cadien aux touristes, les tout tristes comme elle les appelait, en quête de nouvelles expériences désennuyantes.
Au début, ça faisait mal comme une jambe atteinte d’une gangrène. Très vite, on se fait à l’idée qu’il faut s’en séparer. Et ça n’empêche pas qu’on s’ennuie de son membre manquant. Mais entre la vie et la mort, le choix est vite fait.
« Sherry! Est-ce que tu peux venir voir une minute, s’il vous plaît?
« Ouais, Miss Edwina. »
Elle n’avait jamais compris ce qui aurait pu attirer son fils à cette Protestante du Texas. Trop pâle, trop maigre, trop petite, trop ceci, trop cela, trop… Américaine. Du temps qu’ils habitaient tous dans le même voisinage, il restait quelques beaux souvenirs, mais trop d’amertume au fond de la gorge remontait comme une indigestion. C’était comme un bon gombo servi sur du riz pas assez cuit ou trop salé. On pouvait toujours le manger, mais à quoi bon? Son fils était promis à un avenir si brillant. Il avait une bourse académique à la faculté de droit de Tulane. Il est allé le premier jour, il a écouté ce qu’ils avaient à dire et il n’y a plus jamais remis les pieds. Elle ne comprenait pas pourquoi il avait tout garroché par dessus la barrière pour les beaux yeux de cette Texienne.
« Quoi ce qu’ej peux faire pour vous? »
Elle avait quand même appris à parler français, quelque chose que son fils ne commençait à faire que quelque temps avant de disparaître. Elle se demande s’il ne devenait pas jaloux de sa femme qui parlait politique en français en bas du chêne à Caouanne avec Plute, Piche, Boudou et les autres. « Il est juste comme son père. Il veut juste ça qu’il peut pas avoir. »
En tout cas, c’était vers l’époque où Ti-Huey babillait ses premiers mots. « Maman, Papa, banane… » C’était cette même année que Manman est allée à Medgegorige, qu’elle avait ramené une petite statue de la Sainte Mère qu’un des enfants à qui Elle parlait avait touchée. Elle regrette maintenant de l’avoir donnée à son fils; elle était sure de ne plus jamais la revoir.
« Sherry, t’avais pas attendu le telelphone faire du train hier au soir? »
« C’était le telephone sur le TV. Je pouvais pas dormir alors j’ai guetté les vieux shows. »
« C’était quel show? »
« C’était, huh, un vieux Hercules avec Steve Reeves. »
« Y’avait pas de telephone dans Hercules. »
« Non, huh, c’était pendant les commercials. »
« Mais chère, je connais pas quofaire tu mets ta tête plein de fatras comme ça. T’as besoin de ton repos. »
Depuis quelques années, au fait depuis le décès de son mari, Clovis Rabalais dit Fahla, et le départ de son fils, les affaires de Miss Edwina allaient très bien. Il semblait que le monde entier a découvert la musique et la cuisine cadiennes. Il voulait se rendre sur place pour faire l’expérience de « l’authentique. » Au « Kajun Motel », il a fallu que Miss Edwina rajoute du cayenne à toutes ses recettes pour faire l’authentique que les touristes recherchaient. « Si ma défunte mère me voyait avoir la main si lourde avec le poivre, elle aurait tout jeté aux cochons. Ej pense que même eux, ça voudrait pas le manger. »
Même Nonc Dud a été obligé d’ajouter un joueur d’accordéon à son groupe parce que le monde étranger ne croyait pas que c’était de la vraie musique cadienne sans ça. D’ailleurs, il ne disait pas cadien. Pour lui, c’est de la musique française. Il a engagé un bougre de la Ville Platte qui prenait le bateau à la Grand’ Île pour aller travailler sur les plateformes. Quand il avait ses sept jours off, il jouait avec « Nonc Dud and his Half-fast Cajun Band. »
Ça faisait qu’elle avait de l’ouvrage assez pour ne pas s’ennuyer d’une jambe coupée. Mais elle avait du mal à se tenir debout.

lundi 29 avril 2013


Le Niveau de la Mer: 5è partie

En ouvrant la porte, il a découvert non pas son ennemi public numéro un avec une facture pour les dégâts qu’il aurait faits, mais une espèce de souris blonde trempée jusqu’aux os. Vu son épaisseur, ce n’était pas un très long voyage. Il l’a reconnue de sa classe d’histoire louisianaise. Ils s’étaient vus une paire de fois lors des sorties dans les bars nombreux qui entouraient le campus. Quand quelqu’un plaît à quelqu’un d’autre il y a en général un trait en particulier qui permet de dire, « Voilà ce que j’aime d’elle. » Souvent ce sont les seins ou les jambes, le nez ou les yeux. Ça peut être la démarche ou sa façon de jouer au tennis, le rire ou le port de tête. La souris n’avait rien de tout ça, il aurait fallu beaucoup d’imagination pour dire qu’elle était belle, tout juste peut-être jolie. Il sentait une attraction implacable pour elle. Ce qui lui plaisait chez elle, c’était sa voix. Elle était couleur de miel.
« Bonjour, a-t-elle dit dans son accent sudiste, je t’ai entendu crier dehors et j’ai pensé passer te voir. » Elle tenait ce qui était visiblement des livres dans un sac en plastique. « As-tu fini ton papier sur Long? »
« Demande-moi plutôt si je l’ai seulement commencé. »
« Ça ne m’étonne pas de toi. Je vois comme tu t’endors en classe trois fois par semaine. »
« Huit heures du matin n’est pas ma meilleure heure de la journée. Mais c’était la seule heure où le cours était offert et c’était mon dernier cours obligatoire avant de graduer. »
« Alors, il te faut écrire ce pour papier pour demain matin si tu veux ton diplôme. Moi, j’ai fini le mien il y a trois jours. »
« Je te déteste. »
« Peut-être tu pourrais m’aimer mieux si je t’aidais. Le veux-tu? »
« Je veux bien, Sherry. Pourquoi pas? »
« Oh, je l’adore quand tu prononces mon nom comme si c’était français. C’est vrai ce qu’on dit de vous autres Cadiens. Vous savez parler aux femmes. Au fait, quand ma mère était enceinte de moi, le pasteur l’a fait boire un petit verre de sherry. Elle l’a tellement aimé qu’elle a dit que si j’étais une fille, elle m’appellerait Sherry. Je n’avais jamais aimé mon nom avant de t’entendre le dire avec ton accent cadien. C’est beaucoup plus joli comme ça. »
« C’est gentil de ta part, mais s’il y avait une chose que je voudrais changer de moi, ce serait mon accent. »
« Pourquoi? »
« Parce que j’aurai du mal à trouver de l’ouvrage ailleurs que sur le bayou et mon Dieu, j’ai hâte de quitter le bayou. Je vais finir cette année, je vais aller à la fac de droit en ville et après ça, je vais être un gone pecan. De toute façon, je ne parle pas français, malgré ce que tu entends dans mon accent. Je ne suis pas toujours sûr que c’est de l’anglais que je parle. Je suis drôle comme ça. »
« Moi, je t’aime exactement comme tu es. »
Téléguidé par il ne savait quelle envie, il s’est subitement penché pour presser ses lèvres contre les siennes à elle. Ses grands yeux bleus l’ont regardé avec un mélange de surprise et de joie.
« Que je suis bête. Je ne t’ai même pas offert une serviette pour te sécher. Tu vas attraper froid, Sherry. »
Sous ses vêtements mouillés, il devinait le contour de deux pointes qui se durcissait. Elle a suivi son regard.
« Oui, tu as raison, je commence à avoir froid. Peut-être il faut sortir de ce linge trempé pour me réchauffer un peu. »
Cette fois, c’est elle qui presse son visage contre le sien à lui. Elle a fermé ses yeux et ses longs bras maigres, chatoyant de goutes d’eau, se sont enveloppé autour de son cou. Il déboutonnait, doucement, tout doucement, sa chemise.
« Et Huey P. Long? » a-t-elle dit en reprenant son souffle.
« Huey P. Qui? Ah oui, de toute façon, on a encore – il regarde le réveil posé à côté de son lit – on a encore dix-sept heures et demie. Tu sais que je n’ai jamais fait l’amour à une Texienne. »
« Et moi, je n’ai jamais fait l’amour à un Cadien. »
« Première fois pour tout. »
« Première fois pour tout. »
Dehors, la pluie s’était ralentie, sans s’arrêter tout à fait. Son battement contre la vitre se synchronisait au rythme de leur corps, le vent s’harmonisait avec leur soupir. À la radio, quelqu’un tuait Roberta Flack doucement avec sa chanson.

samedi 27 avril 2013

Le Niveau de la Mer- 4è partie


Au printemps de cette année-là, il avait plu quinze jours de suite sans répit. Pas une petite pluie fine, ça mouillait des avalasses. La radio annonçait que le Corps des Ingénieurs de l’Armée ne savait pas pour combien de temps on allait pouvoir empêcher le Grand Boueux de sortir de son lit. On expliquait que le Mississipi est comme un grand tuyau d’arrosage à l’échelle continentale. Si on lâche un bout, on sait il va fouetter dans tous les sens, aspergeant tout sur son passage. Pendant des millénaires, le Père des eaux, grand paresseux qu’il est, cherchait le chemin de moindre résistance pour aller se jeter dans le Golfe du Mexique. La seule chose qui contenait le fleuve dans son cours actuel était le système de levées construit après l’eau haute de 1927. On surveillait de près la structure de contrôle de la Vieille Rivière au niveau de Morganza. Ce serait la première fois depuis la presque catastrophe de 1973 que les renforts mis en place à ce moment seraient testés.
En entendant cette nouvelle, David Rabalais a commencé à faire un calcul mental sur le montant qu’il faudrait payer pour rembourser les habitants de Morgan City, ceux qui ne se seraient pas noyés lorsque le Mississipi se confondrait avec l’Atchafalaya en l’empruntant tout droit vers la côte, lorsque la ville entière se retrouverait sous trente pieds d’eau. Il a essayé d’imaginer le Bâton-Rouge et la Nouvelle-Orléans en cale sèche mais n’y est pas arrivé.
De sa fenêtre de sa chambre au dortoir Millet, il regardait le champ d’en face se remplir tout doucement, tel un clos de riz. Quelques étudiants se pressaient vers leurs cours universitaires sous d’énormes parapluies de golf, d’autres en jeans cut-offs et torses nus faisaient de l’aquaplanage sous prétexte d’une partie improvisée de football.
« RAIN, RAIN, RAIN! I HATE THE FUCKING RAIN! » a-t-il hurlé, déclenchant des cris d’approbation de la part des autres habitants de la résidence. « Rassemblez les animaux deux par deux! Mettez les cuissardes! Sortez les pirogues! » et tous les autres commentaires de service quand les égouts n’en peuvent plus et rendent plus d’eau qu’ils ne reçoivent.
Il se retourne vers ses livres sur Huey P. Long, T. Harry Williams étant la source principale bien entendu. Son rapport était dû dans dix-huit heures et il n’avait pas encore écrit la première ligne. « Ça a l’air d’une autre nuit blanche en perspective. De toute façon, avec cette maudite pluie, on ne peut rien faire d’autre » s’est-il dit.
Quelqu’un a frappé à la porte. Il pensait que c’était encore le surveillant de son étage, un étudiant en justice criminelle sur le point de graduer et qui se voyait déjà directeur du FBI, même si son premier boulot à plein temps allait être avec le département de police dans son village à la paroisse Ascension. Chaque fois qu’il y avait trop de bruit dans le dortoir, le petit J. Edgar Hoover se dirigeait vers la porte 318 pour trouver la source des troubles. « Je me demande combien ça va me coûter cette fois-ci. »

vendredi 26 avril 2013

Le Niveau de la Mer. 3è partie


Debout sur la galerie du « Kajun Motel », il scrute le ciel. À l’ouest, la lune est proche couchée après sa traversée nocturne; à l’est, le soleil est sur le point de se lever. Il sort son mouchoir de poche, un bandana rouge à vrai dire, et s’essuie le front. Il fait chaud déjà. Il a l’impression de sentir du café et d’entendre une radio jouer de la musique cadienne à l’intérieur.
« Y a quèqu’un? Ej peux erentrer? »
Pas de réponse.
Il entre quand même et se fait immédiatement assailli par l’immobile confusion des murs entièrement recouverts par des cartes de visites du monde entier. Une mémoire vivante, des archives intarissables.
Dehors, il entend l’enfant qui l’appelle par son prénom. « Je souhaite que cette badgeuleuse de Marie ne l’a pas réveillé. Sinon, elle va m’entendre celle-là. »
L’enfant sort de la voiture pour voir un chaoui entrer en se pressant dans le creux d’un chêne gris. Il ne connaît pas le mot chaoui, alors il appelle le raton-laveur « Bandit ».
« Soif, il dit, j’ai soif » et s’appuie contre la machine de Pepsi.
L’homme fouille dans la poche de son 501 tout neuf et produit les six escalins que la machine requiert. « Ça c’est drôle, il me semble que ça coûtait une piastre la dernière fois, il y a si longtemps. » Il introduit les trois pièces d’argent frappées d’un aigle à tête blanche dans la machine. « Tu veux la même chose? » demande-t-il inutilement. Il ne se retourne pas pour voir son enfant dire oui de la tête.
Il lui tend la bouteille de Barq’s Root Beer. L’enfant l’attrape et l’ouvre avec le décapsuleur cloué contre le mur. La capsule tombe dans une vieille boîte jaune de Golden Key Coffee avec tant d’autres. L’enfant boit goulûment, une rigole dégouline du coin des lèvres.
« Et où est-ce qu’on est rendu? »
« Tu vas voir, mon petit, tu vas voir. »
L’homme implore Marie du regard; elle préfère ne rien dire à l’enfant.
« Et alors? » dit l’enfant
« Va chercher les valises, mais fais doucement, tu veux pas réveiller l’ours qui dort. »
« On est chez Smokey the Bear? »
« Non, pire que ça. On est chez nous. »
Marie les regarde monter les escaliers et fonce les sourcils. « Il ne pense jamais à baisser une vitre. »

jeudi 25 avril 2013

Le Niveau de la Mer. 2è partie.


Le bruit, ça le connaît. Élevé par Lassie, Ed Sullivan, Gilligan’s Island, Hogan’s Heros, Twilight Zone et Star Trek et d’autres parents télévisés succédanés, il a besoin de ce fond sonore qui l’empêche d’aller au fond de lui-même. La télé qui marche toute la journée, ça ne lui fait pas peur. Bien au contraire. L’invention de la télécommande était le comble de l’extase.
Au lieu d’éteindre la radio comme demandé, il pèse sur la touche « Search ».
Un cowboy proclame l’énormité de son amour en peignant sur un château d’eau « I ♥ Betty Sue » dans le même ton de vert que les tracteurs John Deere; une grande gueule mégalomane crie à se cracher les poumons que les Communistes, qui s’appellent le Nouvel Ordre Mondial à présent, conspirent toujours de dominer le monde; deux ou trois chansons d’il y a une quinzaine d'année fraîchement reprises façon hip-hop; encore un bon chrétien qui explique pourquoi c’est correct de fesser ses enfants tant qu’on le fait dans l’amour du Seigneur et pourquoi une femme doit se soumettre aux quatre volontés de son mari; enfin, Alice Cooper, Vincent Furnier de son vrai nom et descendant de Huguenots, qui passe du bon vieux Rock’n’Roll. « If it keeps on rainin’, levee’s goin’ to break/ If it keeps on rainin’, levee’s goin’ to break/ When the levee breaks, I’ll have no place to stay. » Le conducteur ferme enfin le poste.
« Le silence rend fou peut-être, se dit-il, mais je suis pas rendu au bout encore. » Pour creuser l’écart un peu plus, il met un CD de Tracy Chapman et la chair de poule lui picore le bras. « You got a fast car/ I want a ticket to anywhere. »
Ses phares renvoient un éclat blanchâtre. Un autre panneau le met en garde, en cas de temps froid, contre un verglas théorique qui se formerait sur le pont avant que la chaussée défoncée ne se gèlerait.
« L’état peut manquer d’argent pour les chemins, mais les politiciens ne manquent pas d’air, pense-t-il. Pour un pays qui voit la neige une fois tous les dix ans, c’est un peu exagéré, je trouve. D’ailleurs, ça doit être le cousin du gouverneur qui tient le contrat des panneaux. On devrait électer quelqu’un qui a un cousin avec une machine pour arranger les chemins. »
Marie le conseille de s’occuper plutôt de sa parenté à lui.
« Je ne fais que ça, ma Mère, je ne fais que ça. »
La fatigue l’envahit comme une armée arrivée en pays conquis. Il sait où, un peu plus loin, gîte et couvert l’attendent, un vrai oreiller pour la tête de son enfant, pas un Levi 501 roulé serré en boudin. Il attrape son cellulaire et compose le 1-800-FOR-KJUN. Il quitte un chemin pour en emprunter un autre. Il n’est pas sûr de gagner dans l’échange.
Il passe devant des maisons basses en briques à ras le sol, style « Ranch » avec des pelouses infinies constellées de roues de charrette à moitié enterrées, des tracteurs en état avancé de mort par rouille et d’innombrables statues de Marie. Du tableau de bord, Marie fait de la tête un petit Bonjour à une de ses consœurs nichée dans une baignoire coupée en deux.
« Tu la connais? »
« Oui, on a été à l’école ensemble. »
« Je ne savais pas qu’il y avait une école pour les vierges. »
« Malheureusement, il y en a de moins en moins. »
Il passe devant encore quelques maisons alignées le long du chemin avec accès sur le bayou derrière. Quand sa voiture arrive devant la dernière maison avant le pont, il s’arrête. Il coupe le contact et Marie se fige dans sa pose pieuse. Il ouvre la portière et laisse tomber son pied gauche dans sa botte en peau de cocodrie lourdement sur le chemin de coquillage. Il s’avance vers la maison en faisant un bruit de craquement. Il monte les escaliers en bois de cyprès en regardant les berceuses réservées aux invités pour la contemplation du bayou. Il y en a une qui semble se bercer toute seule dans la brise légère du petit matin. 

mercredi 24 avril 2013

Voici le début d'un roman que j'ai commencé que j'appelle pour l'instant...


Le Niveau de la Mer
À l’entrée de l’allée des chênes barbus, en retrait sur la gauche, un néon bleuâtre proclamait que la meilleure bière au monde était brassée avec l’eau du bayou. Naviguant sur la mousse de la Voie Lactée, une Cadillac autrefois jaune écume la nuit et ignore les faibles excuses sur le pitoyable état de la route, « Drive Carefully Substandard Highway ».
Elle vogue comme un bateau à la dérive dans une mer vengeresse. Les langues de feu descendent sans discrétion, frappant le conducteur de plein fouet à travers le toit amovible. Bientôt, il commence à parler une langue dont seul Dieu le Père décèle la douceur.
Sa route est longue et lassante mais il continue à rouler sur des vapeurs d’essence : son réservoir est quasiment vide, la jauge n’a jamais marché. Son cœur imite les battements de sa langue contre son palais somptueux, délectant l’amertume de sa chanson de réglisse.
Le rétroviseur lui renvoie le trou béant de la nuit qui le rattrape au même rythme de sa fuite. La radio a capté une station hispanique évangélique. Il écoute la musique. L’accordéon lui rappelle quelque chose, les voix stridentes lui rappellent quelqu’un.
Ensuite la radio envoie sur onde une discussion moitié en espagnol moitié en anglais avec traduction. L’hispanique prétend que puisque Jésus n’a eu que douze apôtres, un prédicateur ne pouvait pas avoir plus de douze disciples. Chacun de ses disciples ne pouvait pas avoir plus de douze adeptes et ainsi de suite. Le prêcheur américain, du sud profond à en juger par son accent, en ne voulant pas réduire la taille de son audience le dimanche matin, et donc les recettes de la quête certainement, balayait ces arguments en disant que le sacrifice de la Croix emportait sur tout. Plus grand le nombre de convertis qu’un prêcheur peut obtenir, plus grand sera sa récompense au Royaume de Dieu.
Le conducteur regarde par-dessus son épaule droite : l’enfant dort. Son regard revient sur le tableau de bord, attiré par la voix de la statue de Marie collée dessus. Elle était tout de bleu vêtue, les paumes des mains pressées plates au-dessous la poitrine, debout sur un demi-globe céleste ses pieds nus écrasant un serpent. Elle dit avec son accent du Moyen Orient, « Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre comme bêtises! ». Elle gronde ensuite le conducteur d’avoir quitté le chemin des yeux, ne serait-ce qu’une ou deux secondes pour vérifier son trésor terrestre endormi sur la banquette arrière. Elle lui dit de s’occuper de ce que la route lui offre devant, le reste n’ayant pas beaucoup d’importance pour l’instant. Même son Fils ne peut pas changer le passé, modifier ce qu’on a laissé derrière pour toujours.
Les yeux devant, mais l’esprit retourne toujours en arrière.
Elle lui demande de fermer ce poste qui lui casse les oreilles. Le bruit pour le bruit, parler pour ne rien dire est néfaste pour la tranquillité de l’âme, dit-elle. Mais s’il y a une chose que le conducteur abhorre plus que le chaos, c’est le silence assourdissant et brutal. Comme le silence qu’il a connu lors du passage de l’œil de l’ouragan Betsy en 1965. Ce silence était pire que le vent qui s’époumone, pire que la pluie qui déluge, pire que le débris qui s’épaille, il y a le silence, le calme mort de l’œil. Ce halo bleu qui permet à Dieu d’y voir clair, de faire les comptes, de reconnaître les Siens, de reprendre souffle et de recommencer dans l’autre sens.
Il sait ce que peut faire cette haleine du Diable : accrocher des femmes par les cheveux aux branches d’arbre; arracher des bébés des puissants bras des pêcheurs; ou laisser tranquille une vieille bâtisse en bois pourri à côté d’un tas de drigaille qui était une maison de millionnaire. Dire que des gens voulaient faire la fête au lieu de prendre leurs jambes à leur cou. Ça n’a pas d’allure.

mercredi 17 avril 2013


Les joggeurs du matin du 16 avril

Les coureurs dans la rue
Plus nombreux que d’habitude
S’empressent le pas
Avec une ardeur renouvelée
Une détermination qui n’était pas là hier
Ils lèvent haut et vite les jambes
Pour ceux qui ont perdu leurs jambes
Et la vie
Un éclat dans les yeux qui reflète
La recherche acharnée
D’une raison
Mais il n’y a pas de raison
Même si on trouve les coupables
Et leur demande la raison
Ce n’est pas une raison
Ce n’est pas la raison
Car la raison ne tue pas.

Les morts ne sont pas morts. Publié dans Julie Choufleur ou les preuves d'amour aux Éditions Tintamarre  p. 75.

Les morts ne sont pas morts
Mais nous sommes leurs fantômes pareil
Tout comme nous écrivons notre poésie
Pour dire à l’avenir que nous étions là
Pour dire au passé  que nous arrivons

Les morts ne sont pas morts
Mais nous les enterrons pareil
Tout comme nous construisons nos palais
Pour dire à l’avenir comment nous avons vécu
Pour dire au passé comment nous vivrons encore

Les morts ne sont pas morts
Mais nous mangeons à la table qu’ils ont mise pareil
Tout comme nous cuisinons notre dernière cène
Pour dire à l’avenir que nous reviendrons
Pour dire au passé que nous sommes déjà là

Un monde sans fantômes
M’effraie encore plus
Pourquoi  me cherchez-vous
Parmi les vivants?

mardi 16 avril 2013

On croquait les dernières bouchées de soleil

Tout le monde s'habille en noir
Pour porter je ne sais quel deuil
Peut-être celui du soleil
Qui s’attarde à se ressusciter
On les dit rudes et désagréables
Les New-yorkais
Je les trouve comme tout le monde
Plutôt aimables dignes d’amour
J’ai failli arrêter cette jeune femme
Pour la remercier d'avoir mis
Ce manteau rouge
Dans cette volée de corbeaux
Il est vrai qu'ils ne te regardent
Pas dans les yeux mais
Ils reconnaissent ta présence
De façon aveugle
Ils savent quand tu t'approches
De leur zone d'occupation
Et ils savent que tu sais qu’ils savent
Ils sont tous branchés sur leur iPhone
Les fils blancs s'infiltrent dans leurs oreilles
Comme les antennes d'un insecte parasite
Deux vieux hommes
Pas besoin d'un col blanc
Pour voir qu'ils étaient autrefois prêtres
Partagent une communion de scone et d’espresso
S’il n'y a pas 156 Starbucks sur Manhattan
Il n'y a pas un seul et c’est dans celui-ci que
Julie Choufleur sirote son caffè latte
En lisant le NYTimes et un roman
Traduit de l'espagnol sud-américain
Sa main frôle sa bouche pour essuyer
Des miettes imaginaires de son jambon-beurre
La légère pression accentue
Le cramoisie de ses lèvres
Assortis à ses ongles vernis
Sauf les pouces qui tirent sur le pourpre
Jusqu’à la dernière bouchée
Jamais jambon-beurre n'a connu
Une aussi belle mort
Les gens se poussent pour laisser passer
Le vieux monsieur ratatiné
Dans son fauteuil roulant automatique
on déplace les chaises et les tables
on écarte la mer noire
entre moi et Julie Choufleur
Le ticket de caisse sur ma table dit
$5.06 pour un cappuccino et un croissant
Il faut pas se foutre du tiers monde
Comme m'a dit une fois mon ami Dany
Julie Choufleur se lève et s'en va
Elle laisse son sac à main dans le Starbucks #83
Le barista le garde
Car il sait que Julie Choufleur
Comme le printemps

Reviendra