lundi 29 avril 2013


Le Niveau de la Mer: 5è partie

En ouvrant la porte, il a découvert non pas son ennemi public numéro un avec une facture pour les dégâts qu’il aurait faits, mais une espèce de souris blonde trempée jusqu’aux os. Vu son épaisseur, ce n’était pas un très long voyage. Il l’a reconnue de sa classe d’histoire louisianaise. Ils s’étaient vus une paire de fois lors des sorties dans les bars nombreux qui entouraient le campus. Quand quelqu’un plaît à quelqu’un d’autre il y a en général un trait en particulier qui permet de dire, « Voilà ce que j’aime d’elle. » Souvent ce sont les seins ou les jambes, le nez ou les yeux. Ça peut être la démarche ou sa façon de jouer au tennis, le rire ou le port de tête. La souris n’avait rien de tout ça, il aurait fallu beaucoup d’imagination pour dire qu’elle était belle, tout juste peut-être jolie. Il sentait une attraction implacable pour elle. Ce qui lui plaisait chez elle, c’était sa voix. Elle était couleur de miel.
« Bonjour, a-t-elle dit dans son accent sudiste, je t’ai entendu crier dehors et j’ai pensé passer te voir. » Elle tenait ce qui était visiblement des livres dans un sac en plastique. « As-tu fini ton papier sur Long? »
« Demande-moi plutôt si je l’ai seulement commencé. »
« Ça ne m’étonne pas de toi. Je vois comme tu t’endors en classe trois fois par semaine. »
« Huit heures du matin n’est pas ma meilleure heure de la journée. Mais c’était la seule heure où le cours était offert et c’était mon dernier cours obligatoire avant de graduer. »
« Alors, il te faut écrire ce pour papier pour demain matin si tu veux ton diplôme. Moi, j’ai fini le mien il y a trois jours. »
« Je te déteste. »
« Peut-être tu pourrais m’aimer mieux si je t’aidais. Le veux-tu? »
« Je veux bien, Sherry. Pourquoi pas? »
« Oh, je l’adore quand tu prononces mon nom comme si c’était français. C’est vrai ce qu’on dit de vous autres Cadiens. Vous savez parler aux femmes. Au fait, quand ma mère était enceinte de moi, le pasteur l’a fait boire un petit verre de sherry. Elle l’a tellement aimé qu’elle a dit que si j’étais une fille, elle m’appellerait Sherry. Je n’avais jamais aimé mon nom avant de t’entendre le dire avec ton accent cadien. C’est beaucoup plus joli comme ça. »
« C’est gentil de ta part, mais s’il y avait une chose que je voudrais changer de moi, ce serait mon accent. »
« Pourquoi? »
« Parce que j’aurai du mal à trouver de l’ouvrage ailleurs que sur le bayou et mon Dieu, j’ai hâte de quitter le bayou. Je vais finir cette année, je vais aller à la fac de droit en ville et après ça, je vais être un gone pecan. De toute façon, je ne parle pas français, malgré ce que tu entends dans mon accent. Je ne suis pas toujours sûr que c’est de l’anglais que je parle. Je suis drôle comme ça. »
« Moi, je t’aime exactement comme tu es. »
Téléguidé par il ne savait quelle envie, il s’est subitement penché pour presser ses lèvres contre les siennes à elle. Ses grands yeux bleus l’ont regardé avec un mélange de surprise et de joie.
« Que je suis bête. Je ne t’ai même pas offert une serviette pour te sécher. Tu vas attraper froid, Sherry. »
Sous ses vêtements mouillés, il devinait le contour de deux pointes qui se durcissait. Elle a suivi son regard.
« Oui, tu as raison, je commence à avoir froid. Peut-être il faut sortir de ce linge trempé pour me réchauffer un peu. »
Cette fois, c’est elle qui presse son visage contre le sien à lui. Elle a fermé ses yeux et ses longs bras maigres, chatoyant de goutes d’eau, se sont enveloppé autour de son cou. Il déboutonnait, doucement, tout doucement, sa chemise.
« Et Huey P. Long? » a-t-elle dit en reprenant son souffle.
« Huey P. Qui? Ah oui, de toute façon, on a encore – il regarde le réveil posé à côté de son lit – on a encore dix-sept heures et demie. Tu sais que je n’ai jamais fait l’amour à une Texienne. »
« Et moi, je n’ai jamais fait l’amour à un Cadien. »
« Première fois pour tout. »
« Première fois pour tout. »
Dehors, la pluie s’était ralentie, sans s’arrêter tout à fait. Son battement contre la vitre se synchronisait au rythme de leur corps, le vent s’harmonisait avec leur soupir. À la radio, quelqu’un tuait Roberta Flack doucement avec sa chanson.

samedi 27 avril 2013

Le Niveau de la Mer- 4è partie


Au printemps de cette année-là, il avait plu quinze jours de suite sans répit. Pas une petite pluie fine, ça mouillait des avalasses. La radio annonçait que le Corps des Ingénieurs de l’Armée ne savait pas pour combien de temps on allait pouvoir empêcher le Grand Boueux de sortir de son lit. On expliquait que le Mississipi est comme un grand tuyau d’arrosage à l’échelle continentale. Si on lâche un bout, on sait il va fouetter dans tous les sens, aspergeant tout sur son passage. Pendant des millénaires, le Père des eaux, grand paresseux qu’il est, cherchait le chemin de moindre résistance pour aller se jeter dans le Golfe du Mexique. La seule chose qui contenait le fleuve dans son cours actuel était le système de levées construit après l’eau haute de 1927. On surveillait de près la structure de contrôle de la Vieille Rivière au niveau de Morganza. Ce serait la première fois depuis la presque catastrophe de 1973 que les renforts mis en place à ce moment seraient testés.
En entendant cette nouvelle, David Rabalais a commencé à faire un calcul mental sur le montant qu’il faudrait payer pour rembourser les habitants de Morgan City, ceux qui ne se seraient pas noyés lorsque le Mississipi se confondrait avec l’Atchafalaya en l’empruntant tout droit vers la côte, lorsque la ville entière se retrouverait sous trente pieds d’eau. Il a essayé d’imaginer le Bâton-Rouge et la Nouvelle-Orléans en cale sèche mais n’y est pas arrivé.
De sa fenêtre de sa chambre au dortoir Millet, il regardait le champ d’en face se remplir tout doucement, tel un clos de riz. Quelques étudiants se pressaient vers leurs cours universitaires sous d’énormes parapluies de golf, d’autres en jeans cut-offs et torses nus faisaient de l’aquaplanage sous prétexte d’une partie improvisée de football.
« RAIN, RAIN, RAIN! I HATE THE FUCKING RAIN! » a-t-il hurlé, déclenchant des cris d’approbation de la part des autres habitants de la résidence. « Rassemblez les animaux deux par deux! Mettez les cuissardes! Sortez les pirogues! » et tous les autres commentaires de service quand les égouts n’en peuvent plus et rendent plus d’eau qu’ils ne reçoivent.
Il se retourne vers ses livres sur Huey P. Long, T. Harry Williams étant la source principale bien entendu. Son rapport était dû dans dix-huit heures et il n’avait pas encore écrit la première ligne. « Ça a l’air d’une autre nuit blanche en perspective. De toute façon, avec cette maudite pluie, on ne peut rien faire d’autre » s’est-il dit.
Quelqu’un a frappé à la porte. Il pensait que c’était encore le surveillant de son étage, un étudiant en justice criminelle sur le point de graduer et qui se voyait déjà directeur du FBI, même si son premier boulot à plein temps allait être avec le département de police dans son village à la paroisse Ascension. Chaque fois qu’il y avait trop de bruit dans le dortoir, le petit J. Edgar Hoover se dirigeait vers la porte 318 pour trouver la source des troubles. « Je me demande combien ça va me coûter cette fois-ci. »

vendredi 26 avril 2013

Le Niveau de la Mer. 3è partie


Debout sur la galerie du « Kajun Motel », il scrute le ciel. À l’ouest, la lune est proche couchée après sa traversée nocturne; à l’est, le soleil est sur le point de se lever. Il sort son mouchoir de poche, un bandana rouge à vrai dire, et s’essuie le front. Il fait chaud déjà. Il a l’impression de sentir du café et d’entendre une radio jouer de la musique cadienne à l’intérieur.
« Y a quèqu’un? Ej peux erentrer? »
Pas de réponse.
Il entre quand même et se fait immédiatement assailli par l’immobile confusion des murs entièrement recouverts par des cartes de visites du monde entier. Une mémoire vivante, des archives intarissables.
Dehors, il entend l’enfant qui l’appelle par son prénom. « Je souhaite que cette badgeuleuse de Marie ne l’a pas réveillé. Sinon, elle va m’entendre celle-là. »
L’enfant sort de la voiture pour voir un chaoui entrer en se pressant dans le creux d’un chêne gris. Il ne connaît pas le mot chaoui, alors il appelle le raton-laveur « Bandit ».
« Soif, il dit, j’ai soif » et s’appuie contre la machine de Pepsi.
L’homme fouille dans la poche de son 501 tout neuf et produit les six escalins que la machine requiert. « Ça c’est drôle, il me semble que ça coûtait une piastre la dernière fois, il y a si longtemps. » Il introduit les trois pièces d’argent frappées d’un aigle à tête blanche dans la machine. « Tu veux la même chose? » demande-t-il inutilement. Il ne se retourne pas pour voir son enfant dire oui de la tête.
Il lui tend la bouteille de Barq’s Root Beer. L’enfant l’attrape et l’ouvre avec le décapsuleur cloué contre le mur. La capsule tombe dans une vieille boîte jaune de Golden Key Coffee avec tant d’autres. L’enfant boit goulûment, une rigole dégouline du coin des lèvres.
« Et où est-ce qu’on est rendu? »
« Tu vas voir, mon petit, tu vas voir. »
L’homme implore Marie du regard; elle préfère ne rien dire à l’enfant.
« Et alors? » dit l’enfant
« Va chercher les valises, mais fais doucement, tu veux pas réveiller l’ours qui dort. »
« On est chez Smokey the Bear? »
« Non, pire que ça. On est chez nous. »
Marie les regarde monter les escaliers et fonce les sourcils. « Il ne pense jamais à baisser une vitre. »

jeudi 25 avril 2013

Le Niveau de la Mer. 2è partie.


Le bruit, ça le connaît. Élevé par Lassie, Ed Sullivan, Gilligan’s Island, Hogan’s Heros, Twilight Zone et Star Trek et d’autres parents télévisés succédanés, il a besoin de ce fond sonore qui l’empêche d’aller au fond de lui-même. La télé qui marche toute la journée, ça ne lui fait pas peur. Bien au contraire. L’invention de la télécommande était le comble de l’extase.
Au lieu d’éteindre la radio comme demandé, il pèse sur la touche « Search ».
Un cowboy proclame l’énormité de son amour en peignant sur un château d’eau « I ♥ Betty Sue » dans le même ton de vert que les tracteurs John Deere; une grande gueule mégalomane crie à se cracher les poumons que les Communistes, qui s’appellent le Nouvel Ordre Mondial à présent, conspirent toujours de dominer le monde; deux ou trois chansons d’il y a une quinzaine d'année fraîchement reprises façon hip-hop; encore un bon chrétien qui explique pourquoi c’est correct de fesser ses enfants tant qu’on le fait dans l’amour du Seigneur et pourquoi une femme doit se soumettre aux quatre volontés de son mari; enfin, Alice Cooper, Vincent Furnier de son vrai nom et descendant de Huguenots, qui passe du bon vieux Rock’n’Roll. « If it keeps on rainin’, levee’s goin’ to break/ If it keeps on rainin’, levee’s goin’ to break/ When the levee breaks, I’ll have no place to stay. » Le conducteur ferme enfin le poste.
« Le silence rend fou peut-être, se dit-il, mais je suis pas rendu au bout encore. » Pour creuser l’écart un peu plus, il met un CD de Tracy Chapman et la chair de poule lui picore le bras. « You got a fast car/ I want a ticket to anywhere. »
Ses phares renvoient un éclat blanchâtre. Un autre panneau le met en garde, en cas de temps froid, contre un verglas théorique qui se formerait sur le pont avant que la chaussée défoncée ne se gèlerait.
« L’état peut manquer d’argent pour les chemins, mais les politiciens ne manquent pas d’air, pense-t-il. Pour un pays qui voit la neige une fois tous les dix ans, c’est un peu exagéré, je trouve. D’ailleurs, ça doit être le cousin du gouverneur qui tient le contrat des panneaux. On devrait électer quelqu’un qui a un cousin avec une machine pour arranger les chemins. »
Marie le conseille de s’occuper plutôt de sa parenté à lui.
« Je ne fais que ça, ma Mère, je ne fais que ça. »
La fatigue l’envahit comme une armée arrivée en pays conquis. Il sait où, un peu plus loin, gîte et couvert l’attendent, un vrai oreiller pour la tête de son enfant, pas un Levi 501 roulé serré en boudin. Il attrape son cellulaire et compose le 1-800-FOR-KJUN. Il quitte un chemin pour en emprunter un autre. Il n’est pas sûr de gagner dans l’échange.
Il passe devant des maisons basses en briques à ras le sol, style « Ranch » avec des pelouses infinies constellées de roues de charrette à moitié enterrées, des tracteurs en état avancé de mort par rouille et d’innombrables statues de Marie. Du tableau de bord, Marie fait de la tête un petit Bonjour à une de ses consœurs nichée dans une baignoire coupée en deux.
« Tu la connais? »
« Oui, on a été à l’école ensemble. »
« Je ne savais pas qu’il y avait une école pour les vierges. »
« Malheureusement, il y en a de moins en moins. »
Il passe devant encore quelques maisons alignées le long du chemin avec accès sur le bayou derrière. Quand sa voiture arrive devant la dernière maison avant le pont, il s’arrête. Il coupe le contact et Marie se fige dans sa pose pieuse. Il ouvre la portière et laisse tomber son pied gauche dans sa botte en peau de cocodrie lourdement sur le chemin de coquillage. Il s’avance vers la maison en faisant un bruit de craquement. Il monte les escaliers en bois de cyprès en regardant les berceuses réservées aux invités pour la contemplation du bayou. Il y en a une qui semble se bercer toute seule dans la brise légère du petit matin. 

mercredi 24 avril 2013

Voici le début d'un roman que j'ai commencé que j'appelle pour l'instant...


Le Niveau de la Mer
À l’entrée de l’allée des chênes barbus, en retrait sur la gauche, un néon bleuâtre proclamait que la meilleure bière au monde était brassée avec l’eau du bayou. Naviguant sur la mousse de la Voie Lactée, une Cadillac autrefois jaune écume la nuit et ignore les faibles excuses sur le pitoyable état de la route, « Drive Carefully Substandard Highway ».
Elle vogue comme un bateau à la dérive dans une mer vengeresse. Les langues de feu descendent sans discrétion, frappant le conducteur de plein fouet à travers le toit amovible. Bientôt, il commence à parler une langue dont seul Dieu le Père décèle la douceur.
Sa route est longue et lassante mais il continue à rouler sur des vapeurs d’essence : son réservoir est quasiment vide, la jauge n’a jamais marché. Son cœur imite les battements de sa langue contre son palais somptueux, délectant l’amertume de sa chanson de réglisse.
Le rétroviseur lui renvoie le trou béant de la nuit qui le rattrape au même rythme de sa fuite. La radio a capté une station hispanique évangélique. Il écoute la musique. L’accordéon lui rappelle quelque chose, les voix stridentes lui rappellent quelqu’un.
Ensuite la radio envoie sur onde une discussion moitié en espagnol moitié en anglais avec traduction. L’hispanique prétend que puisque Jésus n’a eu que douze apôtres, un prédicateur ne pouvait pas avoir plus de douze disciples. Chacun de ses disciples ne pouvait pas avoir plus de douze adeptes et ainsi de suite. Le prêcheur américain, du sud profond à en juger par son accent, en ne voulant pas réduire la taille de son audience le dimanche matin, et donc les recettes de la quête certainement, balayait ces arguments en disant que le sacrifice de la Croix emportait sur tout. Plus grand le nombre de convertis qu’un prêcheur peut obtenir, plus grand sera sa récompense au Royaume de Dieu.
Le conducteur regarde par-dessus son épaule droite : l’enfant dort. Son regard revient sur le tableau de bord, attiré par la voix de la statue de Marie collée dessus. Elle était tout de bleu vêtue, les paumes des mains pressées plates au-dessous la poitrine, debout sur un demi-globe céleste ses pieds nus écrasant un serpent. Elle dit avec son accent du Moyen Orient, « Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre comme bêtises! ». Elle gronde ensuite le conducteur d’avoir quitté le chemin des yeux, ne serait-ce qu’une ou deux secondes pour vérifier son trésor terrestre endormi sur la banquette arrière. Elle lui dit de s’occuper de ce que la route lui offre devant, le reste n’ayant pas beaucoup d’importance pour l’instant. Même son Fils ne peut pas changer le passé, modifier ce qu’on a laissé derrière pour toujours.
Les yeux devant, mais l’esprit retourne toujours en arrière.
Elle lui demande de fermer ce poste qui lui casse les oreilles. Le bruit pour le bruit, parler pour ne rien dire est néfaste pour la tranquillité de l’âme, dit-elle. Mais s’il y a une chose que le conducteur abhorre plus que le chaos, c’est le silence assourdissant et brutal. Comme le silence qu’il a connu lors du passage de l’œil de l’ouragan Betsy en 1965. Ce silence était pire que le vent qui s’époumone, pire que la pluie qui déluge, pire que le débris qui s’épaille, il y a le silence, le calme mort de l’œil. Ce halo bleu qui permet à Dieu d’y voir clair, de faire les comptes, de reconnaître les Siens, de reprendre souffle et de recommencer dans l’autre sens.
Il sait ce que peut faire cette haleine du Diable : accrocher des femmes par les cheveux aux branches d’arbre; arracher des bébés des puissants bras des pêcheurs; ou laisser tranquille une vieille bâtisse en bois pourri à côté d’un tas de drigaille qui était une maison de millionnaire. Dire que des gens voulaient faire la fête au lieu de prendre leurs jambes à leur cou. Ça n’a pas d’allure.

mercredi 17 avril 2013


Les joggeurs du matin du 16 avril

Les coureurs dans la rue
Plus nombreux que d’habitude
S’empressent le pas
Avec une ardeur renouvelée
Une détermination qui n’était pas là hier
Ils lèvent haut et vite les jambes
Pour ceux qui ont perdu leurs jambes
Et la vie
Un éclat dans les yeux qui reflète
La recherche acharnée
D’une raison
Mais il n’y a pas de raison
Même si on trouve les coupables
Et leur demande la raison
Ce n’est pas une raison
Ce n’est pas la raison
Car la raison ne tue pas.

Les morts ne sont pas morts. Publié dans Julie Choufleur ou les preuves d'amour aux Éditions Tintamarre  p. 75.

Les morts ne sont pas morts
Mais nous sommes leurs fantômes pareil
Tout comme nous écrivons notre poésie
Pour dire à l’avenir que nous étions là
Pour dire au passé  que nous arrivons

Les morts ne sont pas morts
Mais nous les enterrons pareil
Tout comme nous construisons nos palais
Pour dire à l’avenir comment nous avons vécu
Pour dire au passé comment nous vivrons encore

Les morts ne sont pas morts
Mais nous mangeons à la table qu’ils ont mise pareil
Tout comme nous cuisinons notre dernière cène
Pour dire à l’avenir que nous reviendrons
Pour dire au passé que nous sommes déjà là

Un monde sans fantômes
M’effraie encore plus
Pourquoi  me cherchez-vous
Parmi les vivants?

mardi 16 avril 2013

On croquait les dernières bouchées de soleil

Tout le monde s'habille en noir
Pour porter je ne sais quel deuil
Peut-être celui du soleil
Qui s’attarde à se ressusciter
On les dit rudes et désagréables
Les New-yorkais
Je les trouve comme tout le monde
Plutôt aimables dignes d’amour
J’ai failli arrêter cette jeune femme
Pour la remercier d'avoir mis
Ce manteau rouge
Dans cette volée de corbeaux
Il est vrai qu'ils ne te regardent
Pas dans les yeux mais
Ils reconnaissent ta présence
De façon aveugle
Ils savent quand tu t'approches
De leur zone d'occupation
Et ils savent que tu sais qu’ils savent
Ils sont tous branchés sur leur iPhone
Les fils blancs s'infiltrent dans leurs oreilles
Comme les antennes d'un insecte parasite
Deux vieux hommes
Pas besoin d'un col blanc
Pour voir qu'ils étaient autrefois prêtres
Partagent une communion de scone et d’espresso
S’il n'y a pas 156 Starbucks sur Manhattan
Il n'y a pas un seul et c’est dans celui-ci que
Julie Choufleur sirote son caffè latte
En lisant le NYTimes et un roman
Traduit de l'espagnol sud-américain
Sa main frôle sa bouche pour essuyer
Des miettes imaginaires de son jambon-beurre
La légère pression accentue
Le cramoisie de ses lèvres
Assortis à ses ongles vernis
Sauf les pouces qui tirent sur le pourpre
Jusqu’à la dernière bouchée
Jamais jambon-beurre n'a connu
Une aussi belle mort
Les gens se poussent pour laisser passer
Le vieux monsieur ratatiné
Dans son fauteuil roulant automatique
on déplace les chaises et les tables
on écarte la mer noire
entre moi et Julie Choufleur
Le ticket de caisse sur ma table dit
$5.06 pour un cappuccino et un croissant
Il faut pas se foutre du tiers monde
Comme m'a dit une fois mon ami Dany
Julie Choufleur se lève et s'en va
Elle laisse son sac à main dans le Starbucks #83
Le barista le garde
Car il sait que Julie Choufleur
Comme le printemps

Reviendra

On n’est pas des bêtes. Publié en avril-mai 2013 dans Acadiana Profile.

Un petit film tourné dans les bayous a ravivé la question de notre image projetée sur le grand écran. Les bêtes du sud sauvage a pris la critique par surprise avec sa jeune interprète Quzenzhané Wallis dans le rôle de Hushpuppy Doucet. Les réactions positives semblent quasi-universelles, couvrant de louanges cette œuvre, le premier long métrage du metteur en scène, Behn Zeitlin, pour sa poésie lyrique et son aspect onirique. Il s’est inséré pendant un an dans la vie des habitants d’Île à Jean Charles, ce soupçon de village qui a servi d’inspiration pour la Baignoire, le cadre du film. Il est arrivé comme soufflé par les vents de Katrina pour comprendre cette région et le monde qui l’habite. De ces longues fiançailles est né le dernier d’une longue série de films qui porte un regard d’extérieur sur nous.

Ce n’est pas la première fois que la géographie exotique et le peuple unique de la Louisiane a attiré l’attention des praticiens du 7è art. Le tout premier Tarzan des singes a comme décor non pas l’Afrique, mais les marécages près de Morgan City. Ce film muet a initié une sorte de tradition hollywoodienne de faire le voyage relativement court et moins cher jusqu’à chez nous quand on cherchait un paysage lointain. Delores Del Rio est venue pour incarner Évangeline, notre héroïne nationale malheureuse. La « forêt primordiale » qu’on cherchait était bien celle de la Louisiane. Néanmoins, notre état était d’ores et déjà établi dans l’imaginaire cinématographique américain comme un pays étrange et étranger.

Louisiana Story de Robert Flaherty est sorti après la 2è Guerre Mondiale. Auparavant, il avait tourné Nanook du Nord, un film muet que certains considèrent comme un documentaire, même si Flaherty est accusé d’avoir mis en scène certaines séquences. Louisiana Story, aussi présentée comme un documentaire, est, au mieux, une fable sans intérêt sur la vie d’un jeune garçon cadien et son chaoui domestique, ou, au pire, de la propagande payée par l’industrie pétrolière pour vanter les bienfaits du forage. Que ce soit l’un ou l’autre, cette histoire n’est pas vraiment la nôtre. La réputation des Cadiens comme des tueurs invétérés du marécage épais et hostile jaillit sur le grand écran juste au moment où la nation découvre la culture cadienne avec la sortie de Southern Comfort. Encore aujourd’hui nous avons du mal à nous défaire de cette image de Délivrance sur le bayou. Depuis, il y a des exemples positifs de notre culture.

Avec Bélizaire le Cadien de Glen Pitre, on commence à faire des films par nous et pour nous. C’était une production qui tentait de refléter ce que la culture cadienne avait à l’intérieur et le projeter vers le monde extérieur. Depuis, on a eu plusieurs films et documentaires dans cette même veine, notamment les travaux de Pat Mire ou de Connie Castille. On présentait enfin notre culture telle qu’on la vivait.

Et puis il y a eu Les bêtes du sud sauvage. Ce film m’a rendu physiquement et moralement malade. Peut-être l’effet voulu était-il d’imiter les bercements d’un navire ivre qui se balançait au gré des flots, ainsi symbolisant un pays à la dérive. Plusieurs personnes, moi y compris, ont dit avoir eu le mal de mer. Mon malaise ne venait pas tellement des secousses de la caméra, mais de l’histoire qui se déroulait devant mes yeux : un peuple qui refusait la technologie jusqu’au point de pêcher à la main, une fille qui habitait séparée de son père, une mère qui avait abandonné sa famille pour rejoindre un bordel, des gens qui se soûlaient toute la journée et tout le monde qui vivait dans une crasse immonde. Non, c’était trop pour moi, malgré la poésie de Hushpuppy et la participation de beaucoup de gens que je connais personnellement. C’était comme si plus de vingt-cinq ans de réhabilitation de l’image des Louisianais du sud a été balayée d’un coup. C’est une allégorie, certes, mais la réalité de la chose est qu’on est encore une fois présenté, comme le titre l’indique, comme des bêtes du sud sauvage. Je souhaite une longue carrière réussie à tout le monde associé à ce film, mais j’aurais aimé une autre image parce qu’on n’est pas des bêtes.

lundi 15 avril 2013


La Prairie tremblante. Publié en février-mars 2013 dans Acadiana Profile

C’est devenu un cliché tellement on le répète sans cesse. Pire qu’un cliché, c’est devenu accepté comme une réalité aussi certaine que le lever de soleil à l’est ou la chute des feuilles à l’automne. Finissez vous-même la phrase suivante : « La Louisiane perd l’équivalent d’un terrain de football toutes les ______ minutes. » Toutes les cinquante minutes? Toutes les quarante-cinq? Combien? Quelle que soit la réponse, le résultat est le même. La côte louisianaise, la base du triangle d’Acadiana,  glisse inexorablement vers le fond du Golfe du Mexique. Nous connaissons les coupables présumés : l’endiguement du Mississipi qui empêche le dépôt de boue et d’eau fraîche dans les marécages, l’infiltration de l’eau salée amenée par le réseau de canaux innombrables desservant l’industrie pétrolière, la montée lente et impitoyable du niveau de la mer, les dégâts incalculables des ravages d’un ouragan après un autre.  Nous avons entendu les histoires et vu les pertes de nos propres yeux. Des endroits qui autrefois servaient de pâturages pour les bêtes à cornes, de jardins pour des tomates, des gombos ou des piments doux ou de terrain de jeux ou de chasse pour les jeunes sont aujourd’hui sous trois pieds d’eau. On connaît les coupables, mais est-ce qu’on peut les arrêter?

Dans ma jeunesse, ma famille passait l’été à la Grand’Île. On faisait un petit jeu pour être le premier à apercevoir le pont de Leeville. Souvent on s’arrêtait pour voir de la famille qui tenait un petit magasin et visiter la tombe de mon arrière-grand-père, un immigrant allemand que son père qui était veuf a abandonné dans une famille cadienne en 1850. Le cimetière était orienté vers le bayou et non pas vers le chemin LA 1. Mon père me rappelait que pendant longtemps, il n’y avait pas de chemin et même quand il y en a eu un, c’était en très mauvais état la plupart du temps. La vie passait sur le bayou. Aujourd’hui, les morts tournent leur dos au chemin, métaphoriquement parlant, et ce sont nous, les vivants, qui tournons notre dos au bayou.  En tout cas, quand on reprenait le chemin vers le camp de mon grand-père, on empruntait forcément le pont qui traversait non seulement le Bayou Lafourche, mais aussi un canal qui relie Petit Lac à la Baie Baratarie. Au carrefour des deux voies d’eau se trouvait un autre petit cimetière qu’on voyait très clairement du haut du pont, ainsi que des centaines, des milliers d’acres de prairie tremblante, cette terre incertaine qui se déplaçait au gré des marées. Aujourd’hui, un nouveau pont est là, accompagné d’un chemin surélevé comme le pont du bassin Atchafalaya.  Au lieu de contempler la beauté de cette scène d’herbes verdoyantes doucement bercées par la brise du golfe et la digne sérénité du dernier repos des anciens, on a du mal à distinguer le bayou du canal, le canal du cimetière. On ne voit guère autre chose que de l’eau, aussi loin que la vision porte.

Peu de choses me font peur. En effet, il existe seulement deux choses qui me donnent des sueurs froides. La première est une carte de la Louisiane qui montre à quoi ressemblera la côte dans seulement cinquante ans. Des milliers de petits baies, bayous et îles auront disparus ou presque. La deuxième est un rêve récurrent, un cauchemar vraiment, que j’ai. Je descends de nouveau LA 1 comme je l’ai fait toute ma vie. J’arrive aux écluses au sud de Canal Yankee et je monte le petit pan de levée qui sépare ceux qui seront protégés de la montée des eaux, au moins pour quelques années de plus, ceux qui ne le seront pas. Au moment de redescendre la petite pente, au lieu de voir les maisons et les petits commerces de pêche, je ne vois que le chemin qui plonge dans l’eau. Le reste n’est que le Golfe du Mexique. Alors, qu’est-ce qu’on peut faire? Des gens bien plus intelligents que moi essayent de trouver une solution. En attendant leur réponse, je tremble comme la prairie de ma jeunesse en pensant à tout ce qu’on perdra si on perd la côte. Il est temps qu’on arrête de tourner le dos au bayou.

Le Gombo. Publié en décembre 2012 – janvier 2013 dans Acadiana Profile.

Pour un état avec une réputation bien méritée pour une cuisine diverse et extraordinaire, il semblerait logique que la compétition pour nommer notre plat national soit rude. Rien qu’avec l’énorme variété d’ingrédients – les gibiers comme le canard, le chevreuil ou la dinde; les fruits de mer comme la chevrette, la crabe, l’huître ou plusieurs espèces de poisson; les fruits tels la plaquemine, le melon français ou la pomme de mai; les légumes comme la brème, la ciblème ou le giraumon; les graines comme le riz et le maïs; et bien sûr les animaux domestiques et exotiques comme la poule et le cocodrie, le cochon et le poisson armé, ou la vache et le ouaouaron – on peut imaginer et créer des centaines de recettes. Néanmoins, parmi tous les plats qu’on peut cuisiner, le jambalaya, le ragoût, la bisque, l’étouffée, le far, le boudin, la daube, la panse bourrée, le maque choux, … (enfin, vous avez compris l’idée), il n’y en a qu’un qui mérite le titre de plat national par excellence des Cadiens et Créoles de la Louisiane : le gombo!

Pour toute sa célébrité, ses origines restent aussi obscures et épaisses que le gombo même. En français louisianais, le mot désigne deux choses : la soupe et un légume que les Français appellent la corne grecque et les Américains l’okra. Le nom est d’origine africaine, peut-être du bantou ou plus probablement du bambara. Et pour compliquer la chose, on peut faire du gombo avec des gombos. Dans ce cas-là, on l’appelle du gombo févi, févi étant un autre mot africain pour gombo. Les premières références historiques au gombo qu’on peut trouver datent de l’Achat de la Louisiane au début du 19è siècle. Auparavant, les Acadiens d’avant le Grand Dérangement préféraient une soupe de la Toussaint, faite avec des navets, des choux et parfois du porc. Aussi, les réfugiés de Saint-Domingue ont amené un plat similaire fait avec des gombos, le calalou. Heureusement pour nous, les Acadiens ont rencontré les Africains et les Haïtiens en Louisiane. Avant que la réfrigération ne soit la norme, le gombo aux fruits de mer, ou gombo de marécage comme on dit chez nous, était plutôt rare, surtout loin des côtes. Le gombo de poule, cuisiné de mille façons différentes, se trouve sur toutes les tables depuis avant la Guerre des Confédérés.

Le gombo joue un rôle central dans un des rites le plus emblématique dans l’Acadiana des prairies, le courir de Mardi Gras. Selon le professeur Barry Jean Ancelet, il y a plus d’une vingtaine de courses, chacune avec ses propres coutumes et chansons. Elles ont néanmoins quelques éléments en communs : les coureurs masqués, le capitaine non-masqué brandissant un fouet, de l’alcool et de la musique bien sûr, mais surtout un but précis. Les Mardi Gras ont une mission presque divine : collecter les ingrédients nécessaires pour le gombo communal. Arrivant à la fin de l’hiver et avant la saison maigre du Carême, la cuisson du gombo revête un symbolisme de solidarité et de survivance. De ce point de vue, le gombo devient quasiment sacré, une idée renforcée par la présence de la sainte trinité de piment doux, oignons et céleri.

Il y a non seulement une quantité impressionnante de façons différentes de cuire un gombo -- avec ou sans roux, avec ou sans œufs, avec ou sans viande dans le cas de gombo z’herbes -- un débat terrible qui soulève des passions sans limite existe sur la meilleur manière de manger du gombo. Toute l’année? Seulement en hiver? En hors d’œuvre? Comme plat principal? Et n’allons pas oublier la grande question qui divise les Louisianais plus que l’élection du shérif de la paroisse : la salade de patate, dans le gombo ou à côté? Il doit y avoir des familles entières qui se sont déchirées à cause de cette question épineuse. Pourtant, la vocation du gombo est de nous rassembler, quelles que soient vos origines. Telle l’abondance d’éléments qui le composent, tout le monde est la bienvenue autour de la table quand le gombo est servi. Quelle que soit votre position sur ces questions, je suis sûr que nous sommes tous d’accord sur l’importance de la diversité pour faire un bon gombo.

Le réseau social original. Publié en octobre-novembre 2012 dans Acadiana Profile.

Bien avant Facebook, bien avant Internet, bien avant même que le téléphone et l’électricité, sans parler de la télévision, ne soient la norme en Louisiane du sud, il y avait un réseau social si étendu, si puissant et si omniscient que souvent un jeune homme pouvait se faire fiancer avant qu’il ne le sache lui-même. Après une semaine de travail à se casser le dos, que ce soit dans les clos de riz ou de cannes à sucre, dans les ménages d’une douzaine d’enfants, ou dans l’industrie pétrolière émergente  les habitants d’Acadiana n’aimaient rien de mieux que de se rassembler dans les innombrables salles de danses qui constellaient le paysage cadien d’autrefois. Ce n’était pas seulement des musiciens locaux qui y jouaient du « chanky-chank ». Harry James et son orchestre par exemple se sont produits au Silver Slipper à Eunice.  Parmi ces établissements de réputation variable, on se remémore le French Casino ou le Holiday Club à Mamou, Slim’s Y-Ki-Ki ou le Moonlight Inn aux Opélousas, le Evangeline Club, le Rendezvous Club ou Snook’s à la Ville Platte et au risque de fâcher plusieurs personnes, j’arrêterais là. Quand même, étant du bas du Bayou Lafourche, je dois mentionner le Stagecoach Lounge à Galliane où je m’attardait de temps en temps pour écouter les douces mélodies de Vin Bruce, Leroy Martin et Doc Guidry avant de me pointer au Safari Club pour me rendre sourd avant l’âge avec du bon vieux rock’n’roll à la veille de l’ère de MTV.

Pendant des générations et entre les générations, la vie sociale tournait autour de ces clubs dont la seule mention du nom transporte les gens à une époque où les hommes portaient chapeau, cravate et manches longues dans les chaleurs moites de l’été et la vertu d’une jeune fille était surveillée de près par les doyennes. C’était aussi des endroits où de jeunes couples pouvaient endormir leurs petits sur des matelas réservés pour eux, d’où le sobriquet « fais dodo » pour ces danses. Les règles de conduites, sans être écrites, étaient connues de tous et observés strictement. Si, par exemple, une jeune femme refusait une demande de danse à un jeune cavalier, elle devait attendre la prochaine chanson avant de pouvoir valser avec un autre homme. Certains étaient réputés pour les batailles aussi régulières que légendaires, comme le bien nommé « Bloody Bucket » au Lac Charles. Comme on peut lire dans Cajun Country d’Ancelet, Edwards et Pitre à la page 105, « Les bals se passaient rarement sans incident, parce qu’amener du tracas était une forme traditionnelle d’amusement pour certains ». On parle même des endroits où l’on était obligé de planter son couteau dans un poteau avant de pouvoir s’accouder au bar. On dit aussi qu’on en profitait pour accrocher son chapeau pour être sûr que personne d’autre ne le prenait. Une grande source du tracas était l’arrivé des « étrangers », c'est-à-dire les habitants du village à côté. On aimait ses propres réseaux et on savait qui y appartenait et qui ferait mieux d’aller voir ailleurs. Dans le monde virtuel d’aujourd’hui, au lieu de se faire traiter de « malfaicteur » et se voir bannir de telle ou telle salle de danse, on se fait qualifier de « troll » et, de ce fait, chasser des salles de tchat.

Maintenant qu’on peut savoir avec certitude le temps qu’il fait à Bangkok, le statut de la relation de ses vedettes de cinéma préférées ou le prix du boisseau de maïs à la bourse de Chicago en temps réel avec quelques touches sur son iPhone, on peut ressentir une certaine nostalgie, croire qu’on manque quelque chose. Je ne veux pas me poser en luddite ou rousseauiste contre les avancées de la technologie. Au contraire, dans le monde d’aujourd’hui, ce sont sans doute des informations cruciales et des moyens de communications essentiels. Néanmoins, hier comme encore aujourd’hui, les connaissances les plus importantes, le temps qu’il fait dans la paroisse d’à côté, les affaires de cœur du voisinage ou les nouveaux commerces de la communauté, sont d’autant plus importants et plus agréablement appris en se rassemblant avec ses amis autour d’une bière fraîche et d’une piste de danse.

Le Jardin des Traiteurs. Publié en août-septembre 2012 dans Acadiana Profile.

La question des soins médicaux est au centre du débat politique de cette saison. Est-ce qu’on veut un système géré par le gouvernement, par le secteur privé ou une combinaison des deux? Est-ce qu’on veut un médecin de son propre choix ou celui que la compagnie d’assurance pourvoit à moindre frais? Quelles décisions à prendre quand la vie est menacée? Beaucoup de choix difficiles à faire. Il n’y a pas trop longtemps, le seul choix qui se présentait aux malades n’était pas entre quel plan ou quel docteur, mais entre quelles mauvaises herbes qui poussaient dans le jardin ou dans le clos. Pendant des années, lorsque les hôpitaux étaient loin ou inexistants, les familles puisaient dans les archives de la mémoire vivante des anciens. Presque tout le monde en Acadiana a connu, ou connaît encore, au moins un ou deux « traiteurs ». Certains soignaient par les prières et l’imposition des mains; d’autres avaient une connaissance profonde des différentes plantes qui pullulaient partout et n’importe où. Le don de traiter telle ou telle maladie – les traiteurs ont d’habitude une seule spécialité : coup de soleil, saignement du nez ou verrues par exemple – est traditionnellement transmis de génération en génération. Pour celles et ceux qui n’ont pas reçu le don, d’autres méthodes de soins sont littéralement à porter de main. Il suffit de se donner la peine de se baisser pour les ramasser.

Parmi toutes les plantes médicinales, la plus connue est sans doute le mamou. Erythrina herbacea est facilement reconnu par ses feuilles tripartites, sa gerbe de fleurs écarlates et ses fèves rouges et luisantes sortant des gousses noires fendues. Les graines et les racines se trouvent dans la recette d’un sirop pour traiter les symptômes d’une grippe, d’une pneumonie, d’une bronchite, d’un rhume ou de la coqueluche. Il peut aussi traiter la fièvre et les crampes d’estomac. Une vraie panacée, presque comme l’élixir célèbre, le « Hadacol » de Dudley LeBlanc. Beaucoup ignorent qu’il avait un autre tonique, « Dixie Dew Mamou » contre la toux. Encore aujourd’hui, on peut trouver des gens qui préparent leur tisane anti-toux à base de mamou.

Presque toutes les parties du sureau sont employées dans une variété de remèdes. On se sert des fleurs contre la rougeole, des bourgeons contre la fièvre, les frissons et les maux de têtes et de la moelle de la tige pour laver une infection des yeux. On dit que les fleurs sont particulièrement puissantes si on les cueille pour la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin.

L’herbe à Malo produit des gousses qui ressemblent à une queue de lézard. On utilise toutes ses parties pour ses qualités anti-inflammatoires et apaisantes. On sert une tisane faite de cette plante aux bébés qui mettent des dents, on fait un cataplasme à poser directement sur la peau en cas de blessure ou d’inflammation. En général, on peut la trouver dans des zones humides. Autant dire qu’on peut la trouver un peu partout en Louisiane.

On n’a pas besoin de sortir de chez soi pour se procurer d’autres plantes soignantes. Il suffit de regarder dans les placards de la cuisine. La menthe, le petit laurier ou le sassafras ont aussi des qualités médicinales. La menthe est indiquée pour les problèmes de digestion, le petit laurier pour les inflammations et le sassafras pour l’extraction du poison des piqûres d’insectes. Ce dernier sert aussi à faire un thé qui est censé « faire chauffer le sang » ou un breuvage rafraîchissant largement apprécié, la bière de racine. Sans parler du filé pour le gombo.

Vous avez des agacements de gencives? La chassepareille ferait l’affaire. La glaie bleue soulagerait les brûlures, l’assiminier atténuerait la constipation et comme son nom l’indique l’herbe à vers vous débarrasserait des vers, ainsi que la serpentine réputée efficace contre les morsures de serpent. Le vin de soco fait maison est une tradition chez nous, mais saviez-vous que les feuilles sont l’ingrédient principal dans le remède contre les problèmes de reins?

Étant donné que la vaste majorité des médicaments prescrits sont tirés à l’origine des plantes médicinales, nous avons tous intérêt à écouter la sagesse des anciens et réfléchir deux fois avant d’arracher cette mauvaise herbe qui pourrait sauver une vie.

Clovis, Clotilde et la Fleur de lys. Publié en juin-juillet 2012 dans Acadiana Profile.

Considérée comme le signe de notre identité française en Amérique du nord, la fleur de lys suscite néanmoins beaucoup de curiosité parmi nos cousins outre-Atlantique. Les Français en particulier le trouvent drôle que les Francophones d’Amérique, terre des valeurs égalitaires, ait choisi le symbole d’une monarchie absolue pour déclarer leur appartenance ethnique. En effet, du Québec jusqu’en Louisiane, en passant par Saint-Louis, Détroit et ailleurs, la fleur de lys est mise en avant comme notre marque de distinction. Même les Saints de la Nouvelle-Orléans, que personne n’accuserait d’être des mauviettes, ne se tracassent pas du fait qu’ils portent une fleur sur leur casque. On sait que c’est l’emblème d’une certaine noblesse. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, la fleur de lys n’est pas du tout un lis mais un iris. Alors, d’où vient ce nom et ce symbole et pourquoi est-ce qu’au sein de la République américaine on en est si fier?

Hofkirche, l’église de la cour à Innsbruck en Autriche, contient le cénotaphe, la tombe vide, de Maximilien Ier, l’empereur du Saint-Empire romain. Au tour du monument se trouvent vingt-huit statues en bronze imposantes, représentant des monarques illustres, vrais et fictifs, tels le roi Arthur, Cunégonde d’Autriche et Godefroy de Bouillon, roi de Jérusalem. Presque inaperçu dans un coin, un petit bonhomme se dresse derrière son bouclier arborant trois grenouilles et trois fleurs de lys. Bien avant d’être une écrevisse, Clovis, un Franc salien, était le premier roi chrétien de ce qui allait devenir la France. Sa femme, Clotilde (je vous le jure, elle s’appelait ainsi), était d’une famille noble d’un rang social bien supérieur à celui de ce chef barbare de tribu païenne. C’était elle qui l’a convaincu de se convertir en se faisant baptiser, en même temps que 3 000 de ses soldats, par l’évêque de Reims, Rémi, probablement le jour de Noël 499. Du coup, il a changé son insigne de trois grenouilles en trois fleurs de lys, même si la grenouille demeure fortement identifiée avec les Français, mais pour d’autres raisons. Dès lors, la fleur de lys est indissociable de la royauté française et chrétienne.

Les Francs saliens venaient d’une région marécageuse entre la France et la Belgique d’aujourd’hui. Un des fleuves de leur territoire s’appelait, et s’appelle toujours d’ailleurs, la Lys. Au bord de ce fleuve, les iris poussaient en grande abondance. Depuis la conversion de Clovis au christianisme, la fleur de lys est le symbole des monarques français et surtout des Bourbons, jusqu’à l’actuel roi très chrétien d’Espagne, Juan Carlos Ier, descendant direct du Roi-Soleil lui-même, Louis XIV. Je ne sais pas si Sa Majesté approuve de tout ce qui se passe sur la rue Bourbon, mais il a toujours la fleur de lys sur ses armoiries royales.

Quand nos ancêtres ont débarqué en Amérique du nord, c’était bien sûr sous l’Ancien régime. C’était avec la marque d’approbation du roi qu’on est venu s’y installer. Avoir sa marque n’était quand même pas toujours très plaisant. Le film sorti en 1975 « Que la fête commence » de Philippe de Broca raconte en partie l’arrivée des Français sortis de prison pour aller peupler la nouvelle colonie de la Louisiane. Il y a une scène particulièrement intense où plusieurs entre eux étaient marqués au fer rouge avec la fleur de lys comme propriété du roi de France. La pratique était tellement courante que le « Code noir » de 1685 ordonnait ce même châtiment pour les esclaves échappés ou voleurs. Il faut dire que ces textes juridiques qui réglaient la vie des esclaves n’étaient pas connus pour faire dans la nuance et la demi-mesure. Néanmoins, la fleur de lys, sans faire de mauvaises blagues, a laissé une marque indélébile sur la Louisiane.

Heureusement, son usage et sa connotation ont changé depuis. Le 5 février 1918, pour célébrer le bicentenaire de sa fondation, la Nouvelle-Orléans a adopté son drapeau qui comporte une bande rouge en haut, une bande bleue en bas et trois fleurs de lys dorées sur un champ blanc, trente ans avant que le Québec  ne décide de mettre quatre fleurs de lys sur le sien. Grâce en grande partie à ces deux là, la présence de la fleur de lys dans les villes et pays d’origine française est assurée. Alors si quelqu’un vous demande pourquoi, vous n’avez qu’à répondre, « C’est la faute à Clovis et Clotilde ».

Allons à Lafayette. Publié en avril-mai 2012 dans Acadiana Profile

On peut dire dans une certaine mesure que l’ère moderne de la musique cadienne est née le 27 avril 1928. C’est le jour où Cléoma Breaux et Joe Falcon, femme et mari dans la vie, sont rentrés dans un studio à la Nouvelle-Orléans pour enregistrer « La Valse qui m’a porté à ma fosse ». Vu le titre, c’est peut-être une bonne chose qu’on ne l’entend presque plus. À l’époque, pour faire un disque, on avait évidemment besoin de deux chansons pour graver de chaque côté l’épais vinyle des 78 tours. Dans un retournement heureux des événements, au lieu de retenir le nom d’une chanson qui lamente la mort d’une bien-aimée, l’histoire nous dit que la première chanson cadienne enregistrée était au fait le côté B. Basée sur « Jeunes gens de la campagne »,  une chanson traditionnelle, « Allons à Lafayette » raconte l’histoire de l’amour qu’a un jeune homme pour la femme qu’il veut épouser et ainsi changer son nom en « Madame Canaille Comeaux ». Elle est devenue depuis une des plus chantées du répertoire cadien.

Le titre présageait la transformation de Lafayette, justement nommé la ville du moyeu, en centre de la musique cadienne. Certes, la Ville Platte a joué un rôle important avec la maison de disques Swallow, fondée par Floyd Soileau ainsi que Eunice avec le Rendez-Vous des Cajuns et le Centre de musique Savoy avec sa manufacture d’accordéons et son jam dirigés par Marc Savoy et j’en passe. Néanmoins, toutes les activités aux alentours semblent s’émettre de Lafayette, tels les rayons des roues d’un wagon portant les musiciens pour un courir de Mardi Gras.

Lafayette est fière d’offrir une variété de musique sur une pléthore de scènes pour le modique prix de rien du tout. Certains vendredi après-midi sont agrémentés par les sons des groupes musicaux allant de cadien et zarico jusqu’à rock, swamp pop et jazz avec Downtown Alive! Le point culminant de l’automne est indéniablement les Festivals Acadiens et Créoles. Une invitation à y jouer est considéré comme l’initiation dans le club des musiciens cadiens et créoles qui comptent. Pourtant, avec toute l’attention que méritent à juste titre la musique cadienne et le zarico, il ne faut pas oublier que ces genres qui ont introduit notre culture au reste du monde ont également servi d’invitation aux voyageurs en quête de cultures authentiques. Nos invités ont amené avec eux des petits cadeaux sous forme des chansons des vieux pays. Des Haïtiens, des Québécois, des Belges et des Français étaient parmi les premiers visiteurs. D’autres musiciens régionaux des Appalaches, de l’Irlande ou de Jamaïque étaient des pèlerins remontant le temps, venant d’un temps hors du temps. Petit à petit, presque toute l’humanité a trouvé son chemin jusqu’à notre porte. Pas celle d’en arrière, la grande porte de devant qui nous ouvrait sur d’autres lieux et d’autres dates à marquer au feutre rouge sur le calendrier, comme les 25-29 avril du Festival International de Louisiane.

En même temps qu’une nouvelle génération de musiciens locaux apprenait « Allons à Lafayette », « Jolie Blonde », « Les Haricots sont pas salés » et d’autres classiques, au Festival International ils s’imprégnaient des cadences des musiques venues d’ailleurs : le Moyen-Orient, l’Amérique latine ou l’Europe centrale, ainsi que la Francophonie. C’est cette fusion de l’ancien et du nouveau, du près et du loin, de l’asteure et du jamais, que l’on trouve dans de nombreux groupes nouveaux. Non seulement Feufollet, Cedric Watson, ou les Red Stick Ramblers doivent beaucoup à ce mélange mondial, mais aussi des groupes moins identifiés avec ce mouvement tels Brass Bed, Vagabond Swing ou certainement GIVERS, un groupe qui semble à lui seul distiller toutes ces influences dans l’explosion de sons et de couleurs qu’on trouve au Festival International de Louisiane.

Cette année, en même temps que le FIL célèbre son 26è anniversaire et le 200è anniversaire de la Louisiane en tant qu’état américain, on marque les 84 ans de ce premier enregistrement cadien. La chanson ne nous dit pas si les jeunes amoureux se sont mariés pour finir ou pas, mais, comme dans les contes de fées, ils eurent beaucoup d’enfants.

Perdu dans la traduction. Publié en févier-mars 2012 dans Acadiana Profile.

Une langue dirige l’esprit dans une certaine direction plutôt que dans une autre. En tant que parleur d’une langue particulière, on est plus apte à concevoir le monde sur un plan métaphorique et allégorique différent de celui d’un parleur d’une autre langue. Une langue, n’importe laquelle, est le dépôt de la mémoire collective des gens qui la parlent. Par exemple, si quelqu’un est un traître, en Amérique, on dit que c’est un « Benedict Arnold », n’est-ce pas? Mais pour un Anglais, il pourrait-être considéré comme un héros. Un Français n’aurait aucune idée ce que ça voudrait dire, à moins qu’il ait une bonne connaissance de l’histoire de la Révolution américaine. Alors, pour la traduction en français international, on doit soit utiliser le mot « traître », sans faire référence à l’histoire américaine, soit dire « Judas », un traître bien connu dans la tradition judéo-chrétienne. Ces deux solutions sont néanmoins insuffisantes. La première est trop générale, la deuxième nous amène dans un réseau de signification qui dépasse largement le personnage original. Et ne parlons pas des idiomatismes. Un Français vous regarderait les yeux exorbités si vous lui disiez « Il pleut des chats et des chiens » avant de les lever vers le ciel pour guetter la chute de nous animaux domestiques préférés. Ce serait sans doute comme le visage qu’a fait mon voisin un jour il y a des années quand mon fils lui a dit en anglais « J’ai un bouton sur le nez » ne sachant pas que bouton n’avait pas le sens en anglais d’une éruption de l’épiderme.

Il en est de même avec la transition entre l’anglais et le français, un voyage que le bilingue louisianais fait tout les jours. Pour la majorité, on n’est pas capable d’aller jusqu’au bout en tant que monolingue. On reconnaît pourtant qu’il existe ce monde de l’autre côté de la langue qui contient des objets, des concepts et des images qu’on n’aperçoit qu’en filigrane. C’est pourquoi on a fait venir, importer si vous voulez, certains mots et expressions dont la traduction est difficile, problématique ou même carrément impossible. C’est un voyage à double sens, le français ayant emprunté de l’anglais des mots comme weekend, budget ou challenge pour introduire ou réintroduire des réalités et concepts nouveaux ou oubliés. L’idée d’avoir le samedi et le dimanche de repos a pris de l’ampleur quand Henry Ford a commencé à fermer ses usines ces jours-là. Souvent les Français ignorent que ces deux derniers, et bien d’autres grâce à l’arrivée en Angleterre de Guillaume le Conquérant en 1066, sont au fait d’origine française. Budget vient de bougette, un petit sacoche en cuir qui contenait de l’argent. Challenge vient de chalonge, une insulte qu’on lançait autrefois à un adversaire potentiel. Malgré l’usage fréquent en anglais des mots comme rendez-vous, blasé ou avant-garde, personne ne semble s’inquiétait d’une nouvelle invasion normande. Au contraire, c’est très chic! Chez nous, le passage entre les deux langues est une véritable translation, c'est-à-dire l’acte de transférer. Malheureusement, comme vous le savez si vous êtes un voyageur expérimenté, dans le transfer, comme dans les voyages, on a tendance de perdre ses valises.

Dans le sud de la Louisiane, certaines réalités ne peuvent être reflétées que par des mots qui viennent du français louisianais tels couillon, lagniappe ou traînasse et des expressions comme « Mais là », « Ça quand même » ou « Jamais de la vie ». « Idiot », « imbécile », ou « stupide », bien que proches, ne captent pas la touche de fantaisie burlesque qui échappe à d’autres mots que couillon. Quelle que soit sa véritable origine, certains disent qu’il vient de l’espagnol par le biais d’une langue indienne le quechua, lagniappe exprime de façon succincte et précise l’expression « treize à la douzaine ». Et comment appeler le sentier d’eau qui laisse passer des pirogues et d’autres petits bateaux entre les bayous et à travers les marais sinon traînasse? Je ne peux même pas penser à un équivalent approximatif, pas plus qu’un autre mot pour bayou que bayou. Tous ces mots sont la représentation exacte d’une réalité bien de chez nous. Et comment exprimer son étonnement ou sa stupeur autrement qu’en criant « Mais là »? Et comment manifester son émotion devant la beauté d’un nouveau-né autrement qu’en s’exclamant « Cher bébé »? Impossible, je vous dis, impossible.

Les étrangers d’une autre famille. Publié en décembre 2011 - janvier 2012 dans Acadiana Profile
“Ne vaut-il pas mieux que la rive opposée du Mississipi soit colonisée par nos propres frères et enfants que par des étrangers d’une autre famille? Avec lesquels serons-nous le plus apte de vivre en harmonie et d’avoir des rapports amicaux?” Thomas Jefferson.
L'année prochaine marquera le 200e anniversaire de l'entrée de la Louisiane dans l'Union américaine, même si certains diront en plaisantant que tout le monde n’a pas eu la nouvelle. Restant fidèle à notre image de vouloir célébrer chaque instant de la vie, 2012 promet de nous fournir plusieurs occasions de se réunir pour des foires, fêtes et festivals afin d’affirmer notre identité américaine à notre façon. Il va sans dire que les Louisianais sont fiers de faire partie des États-Unis, même si tous les temps en temps quelqu'un menace, avec ironie ambiguë, de lancer un mouvement d'indépendance. La Commission du bicentenaire présidée comme il se doit par le véritable héros américain et fier créole, le lieutenant-général Russel Honoré, coordonne les activités visant à faire mieux connaître la riche histoire de notre Etat. Tout au long de l'année, beaucoup d'événements aura lieu pour commémorer la fin de notre passage du bleu, blanc, rouge au rouge, blanc, bleu.
Avant de pouvoir devenir un état, la Louisiane devait satisfaire à plusieurs critères, notamment l'utilisation de l'anglais à ses instances officielles et la définition de ses frontières. Le Louisiana Enabling Act de 1811 a précisé que les lois de la Louisiane devaient être promulguées dans la même langue que la Constitution des États-Unis d'Amérique. La législature de la Louisiane a commencé à introduire l’anglais mais sans pour autant abandonner entièrement le français. Louisiane fonctionnait entièrement dans les deux langues jusqu'à la Guerre de Sécession et partiellement donc encore aujourd'hui. Et en lisant ailleurs dans la présente loi, on se rend compte qu'elle entendait diluer autant que possible l'influence de ces « étrangers d'une autre famille » dans l'établissement des frontières du nouvel état. Par exemple, l'ajout de la région connue comme les paroisses floridiennes, où se sont installés en grande partie des Anglophones et en grande partie ne faisait pas partie du territoire Louisiane original, parle aussi de cette volonté de contrebalancer l'influence française. Il n'est pas surprenant que la lutte entre l'acceptation du nouveau statut et le maintien de l'ancien dure à ce jour.
Il est vrai qu'encore aujourd'hui on peut souvent entendre le mot Américain, en anglais, pour parler de nos concitoyens d'origine anglo-saxonne. J'ai eu un bon ami qui résume cette schizophrénie politique et linguistique dans la sublime phrase, "I am American, mais je suis pas américain." Néanmoins, la période de transition entre l'achat de la Louisiane de 1803 et création de l'État en 1812 est l'un d'un processus d'assimilation qui, comme nous le savons, n'est pas tout à fait terminé et ne le sera probablement jamais. En plus, et en dépit de la diminution de la fréquence du français parlé, on peut même parler de l'assimilation inverse des Américains vers notre mode de vie, notre fameuse joie de vivre. La preuve, il suffit de remarquer le nombre de touristes qui visitent notre État et finissent par rester ici. C'est le signe plus sûr que la culture survivra. Devenir américain n'est pas une destination mais un processus. Chaque groupe ethnique devient américain à sa façon, bien sûr, mais je ne suis pas un peu fier de voir que nous avons « louisianifier» bon nombre d’Américains.
Même s’il était francophone et francophile, Thomas Jefferson, comme cette citation semble indiquer, a préféré parler le français à Paris, plutôt qu'à la Nouvelle Orléans. Les cinq années passées en France en tant que ministre des affaires étrangères au début de la Révolution française ont-elles laissé un mauvais goût dans sa bouche et contribué à son insistance sur une transformation complète de la Louisiane en état anglophone ? Je me demande ce qu'il dirait s'il était parmi nous aujourd'hui et remarquait que, malgré ses efforts pour absorber la population Francophone, nous parlons encore français en Louisiane et de plus en plus même depuis un certain temps. Bien sûr, nous ne pouvons pas savoir avec certitude, mais j'ai comme un vague sentiment que lui aussi il dirait, « Laissez les bons temps rouler » – en français dans le texte.