mercredi 29 mai 2013

Pas si fou que ça -- Publié dans l'Acadiana Profile du 1er juin.

Zachary Richard, Ralph pour les intimes, a fait un sacré bout de chemin depuis sa naissance à Scott, là où l’Ouest commence, la capitale mondiale du boudin. Il aurait pu rester le fils de son père, jouant dans les bars du coin, voire la Nouvelle-Orléans de temps en temps, ou prendre son diplôme en histoire de Tulane pour entrer à une faculté de droit et poursuivre une autre carrière. L’énorme talent et l’impulsion créative qui semblent l’habitaient depuis toujours en ont décidé autrement. Et pourtant, sa carrière musicale, surtout en français, a failli ne jamais avoir lieu. L’histoire, aujourd’hui passée au royaume des légendes, veut que le jeune Ralph, avec cent piastres avancées par un mécène qui lui a dit d’aller chercher sa fortune au Québec, ait accompagné un ami qui montait en voiture pour faire des études à l’Université McGill. À la frontière, le douanier, voyant l’équipement musical sur le banc arrière, leur demande ce qu’ils viennent faire au Canada. Le chauffeur sort son visa d’étudiant et lui justifie la raison de son séjour. À son tour, et encore selon la légende, Richard lui annonce, « Je viens pour chanter et devenir célèbre ». Quand le douanier, pas impressionné par l’audace, lui demande de montrer son permis de travail canadien, il ne le peut pas. Refoulés à la frontière plusieurs fois après d’autres tentatives semblables et quelques jours d’hôtel, Richard réussit enfin à retrouver un promoteur qui lui envoie un contrat prouvant qu’il a le droit de travailler au pays de ces « quelques arpents de neige », comme le disait Voltaire. Le reste, selon le dicton, c’est de l’histoire. Après tout le mal qu’il s’est donné, est-ce un hasard ironique que son premier succès était « Travailler, c’est trop dur » ?

Ce long travail acharné a transformé Ralph en Zachary, nettement plus rock’n’roll, mais aussi en honneur d’un ancêtre dont le nom lui a été donné en deuxième prénom. C’est en quelque sorte avec cette deuxième naissance qu’il est devenu l’homme de la renaissance acadienne en Louisiane. Comme les oiseaux migrateurs de ses chansons, sa poésie et son engagement écologique, il fait le va-et-vient entre deux langues, deux continents, trois pays et maintes cultures. Un vrai citoyen du monde autant enraciné dans les marais de l’Atchafalaya que ceux du Saint-Laurent, du Petit Codiac ou du Poitou. Comme les fous de Bassan, les oies canadiennes ou les canards français, peu lui importe les frontières, ces lignes artificielles que les hommes ont dessinées sur la mappemonde. Le respect du passé, des traditions et de la nature, combiné avec une persévérance quasi-génétique (ce n’est pas pour rien qu’on dit Cadien tête-dure) qui frôle l’obstination ont informé l’ensemble de son œuvre qui souffle ses 40 chandelles cette année, si l’on démarre le compteur en 1973 avec l’enregistrement de son tout premier disque, « High Times ». Longtemps perdu dans un trou noir juridique, Richard a pu le sortir seulement en 2001. Néanmoins, la longue courbe de son art trace une ligne qui relie ses passions, ses amours, ses espoirs et ses craintes. Richard comprend l’intime et fragile connexion entre la nature et les hommes ainsi que le courage qu’il faut pour l’entretenir.

Avec ce dernier disque, Le Fou, une boucle est bouclée, sans que ce soit la fin, nous l’espérons très fort, de ses activités artistique et écologique. Profondément touché par les catastrophes-bessonnes des ouragans Katrina et Rita et la marée noire de Macondo comme l’ont témoigné ces trois albums précédents, Richard retrouve une tranquillité zen face aux intempéries dans Laisse le vent souffler, une détermination redoublée à vivre sa vie dans Les ailes des hirondelles, et une envie éternelle d’un retour aux sources dans La Chanson des migrateurs, sans rien perdre sa fougue. On la voit grandeur nature, cette rage de vivre, dans La ballade de Jean St. Malo, où il raconte l’histoire méconnue, mais aussi importante pour nous que celle de Beausoleil Broussard, du marron Jean St. Malo, un esclave fuyard qui a abandonné ses chaînes et en a aidé d’autres à en faire autant. Comme lui, Richard n’accepte pas la raison du plus fort et crée sa propre identité. Si tu l’appelles fou, moi aussi, je le suis.


vendredi 10 mai 2013


Le Niveau de la Mer: 8è partie.

Milton Duet habitait une vielle cabane au fond de la manche, derrière l’ancienne maison de mes grands-parents convertie en entrepôt de la quincaillerie Western Auto. Il n’avait pas de lit, mais dormait dans un hamac comme nos ancêtres qui ont annihilé les inventeurs du hamac, les Arawak. Il ne serait pas juste de dire qu’il était fou, mais on n’aurait pas tout-à-fait tort non plus. Milton avait une conception du monde qui était complète mais fausse. C’était un artiste et un patriote. Sa cabane était construites avec les « planches deboutes », c'est-à-dire qu’elles étaient placées de façon verticale au lieu d’être à l’horizontal. C’est moins stable comme technique de construction, mais moins chère car elle nécessite moins de bois. Entre les espaces des murs intérieurs, l’entourage comme on dit, il fourrait des pages du « Times-Picayune » et du « Lafourche Gazette » pour empêcher le vent de passer. Accrochés au mur, il y avait un abattant et un siège de toilettes. Quand tu soulevais le couvercle, tu trouvais une photo du Général de Gaulle lors de son passage à la Nouvelle-Orléans en 1960. Milton ne l’a jamais pardonné d’avoir fermé les bases américaines et quitté l’OTAN.  Il fabriquait des œuvres d’art avec la drigaille qu’il trouvait le long du chemin. Il prenait des « pop-tops » en aluminium qui servaient de bouchons jetables pour des boîtes de bière ou de soda. C’était au fait des mini-rasoirs qui tranchaient net les pieds, nus ou chaussés de flip-flops. Pas étonnant que finalement ils fussent interdits et remplacés par ces espèces de leviers qui enfoncent la languette à l’intérieur de la boîte. Milton les tordait, manipulait et cajolait pour rendre des scènes bibliques. L’arche de Noé était son chef-d’œuvre. Le cou de la girafe et les joues de l’hippopotame, les écailles des poissons autour du bateau et Noé lui-même étaient d’une exactitude anatomique singulière. Le tableau qui m’intriguait le plus était « L’Échelle de Jacob ». Enfin, c’est comme ça qu’il l’appelait, mais qui, j’ai appris des années après, n’avait rien à voir avec l’ascension et la descente onirique d’anges. Dans la version de Milton, Jacob est en train de fuir son besson Ésaü car il lui devait de l’argent. Pendant sa cavale, il s’endort et rêve d’un bateau, une sorte de chaland ou grande pirogue, qui flotte dans l’air. Dieu lui dit de construire une échelle pour monter et trouver son trésor au fond du bateau. Ce que Jacob fait. Une fois arrivé en haut de l’échelle, Jacob regarde dans le bateau parmi les nuages. C’est la scène que Milton a créé où on voit Jacob de dos en haut de l’échelle.
« Et tu sais ce qu’il a trouvait dans le bateau? » me demande-t-il.
« De l’argent? »
« Mais non, couillon, y a pas d’argent au fond d’un bateau qui flotte dans l’air. »
« Alors quoi y a? »
« Ben de l’eau, voyons. Tu vois pas qu’il mouille? »
En effet, il avait fait de toutes petites gouttes d’eau qui tombaient des nuages pour remplir le bateau et arroser les marguerites.
Milton passait ses journées dans cette cabane; il construisait ses tableaux, découpait des articles de la gazette et les accrocher au mur. Il aménageait le peu qu’il possédait au monde avec une précision méticuleuse. La boîte de conserve qui servait comme tasse était toujours rangeait au fond à droite sur le cageot renversé en guise de table. Une assiette en porcelaine semblait être sa possession la plus précieuse. Il ne s’en servait pas souvent néanmoins. La plus part du temps, il mangeait des Cheerios sec dans un bol en plastique. Comme il n’y avait ni l’électricité ni l’eau courante, je me demande comment il assouvissait ses besoins corporels les plus simples. À l’époque, cette idée ne me frôlait même pas l’esprit. Pour moi, Milton était l’homme le plus libre et le plus génial de la planète.
Il n’avait évidemment pas de voiture. Il se déplaçait dans un hack qu’il a construit lui-même. Il l’attelait derrière un bourriquet qui n’avait pas de nom. C’était juste un bourriquet qu’il gardait derrière la cabane et nourrissait de carottes ou de pommes de terre ou de ce qu’il pouvait retirer des poubelles de Duffy’s Supermarket. Accroché à l’arrière du hack était un panneau en bois, aussi de sa fabrication, qui disait « Bored of Education ». Je ne pense pas qu’il ait passé un jour de sa vie dans une salle de classe, mais je suis sûr, comme il l’annonce au monde, qu’il s’y serait ennuyé ferme.

jeudi 9 mai 2013

Le Niveau de la Mer: 7è partie.


« Pou-yaille, ça fait chaud. Tout aux alentours, c’est sec, sec, sec. Je souhaite ça mouille. Le monde a besoin de la pluie, » dit Miss Edwina en s’essuyant le front avec son tignon rouge.
« Mais moi, je haïs la foutue pluie. »
« Sherry, tu devrais pas parler comme ça. »
« C’est comme ça je me sens. »
« ‘Coute, je vas à la grocerie acheter d’autre cayenne pour les touristes. Tu dirais plus je yeu brûle la djeule avec ça, plus ça l’aime.  Ils sont fous, ces Amaricains» dit-elle en se secouant la tête. « Enfin, on va se voir t-à-l’heure, O.K.? »
« O.K. »
Sherry tourne son attention vers l’unique chemin qui vient de l’ouest. Elle surveille l’horizon comme un des marins de Christophe Colomb. Elle cherche ce nuage de poussière qui annoncera l’arrivée d’un nouveau monde.
Comme la plupart des mères dans sa situation, Sherry n’a pas arrêté un instant d’imaginer où ils ont bien pu partir, à quoi doit se ressembler son fils à présent et si sa santé est bonne. Dans l’œil de son esprit, elle les voyait faire les courses au magasin, acheter ce qu’il ne fallait pas à un enfant en pleine croissance, et puis dormir à la belle étoile. Son mari, ils étaient toujours mariés, quoi que dise le prêtre, a écrit de temps en temps en se gardant bien de donner trop de détails qui pourraient laisser savoir où ils étaient. Il racontait comment Ti-Huey commençait à profiter à une allure ahurissante, qu’on les prenait des fois pour deux frères. Dans sa dernière lettre, il a dit qu’il a été renvoyé de son travail comme vendeur dans un magasin grande surface parce qu’il a tapé une cliente. Il jurait que c’était elle qui avait commencé, mais le client a toujours raison. Elle était prête à lui arracher les oreilles avec ses dents s’il n’annulait pas la vente du seul PlayStation qui restait à quelqu’un d’autre pour le lui revendre littéralement à l’heure de la fermeture.
« Je la comprends, a-t-il écrit. C’était la vieille de Noël et tout. Mais quand elle a sauté par-dessus le comptoir pour m’arracher la console, je me suis retourné pour mettre mon corps entre elle et le paquet. C’est passé très vite, mais mon coude a cogné le coin de sa mâchoire. Je sais que tu dois croire que j’ai fait exprès après tout ce que je t’avais fait, mais je n’avais pas l’intention de lui faire mal. » Depuis, à part un faible mandat d’argent de temps en temps, rien.
À présent, après toutes ces années, elle entend sa voix qui demande s’il peut entrer et ses pas qui montent les escaliers du motel. Elle voit par la fenêtre les cheveux couleur de miel du petit Huey Rabalais qui sort deux vielles valises du coffre de la Cadillac. Elle doit construire une levée autour de ses émotions montantes pour les empêcher d’inonder son cœur.
« Les voilà de retour, le père et le fils, s’est-elle dit en égrenant son chapelet au fond de sa poche. Est-ce un mystère joyeux ou douloureux? »

jeudi 2 mai 2013


Le Niveau de la Mer: 6è partie
Le pépiement des cardinaux ponctuait les palabres des nombreux oiseaux, – moqueurs, geais bleus, tourtes et moineaux, – qui se donnaient des nouvelles matinales. Les branches des pacaniers se chargeaient de chatons, ses fleurs inflorescentielles qui rendent la pacane, ce fruit sec, pas tout à fait une noix, qui contribue de façon spectaculaire au compte calorifique des desserts cadiens : tartes aux pacanes, pralines, fudge ou tout simplement nature. Malgré sa tendance d’engraisser, elle est une excellente anti-oxydante. Un vent du sud chargé de chaleur sentait la pluie.
« C’est la fête à Ti-Huey aujourd’hui, » a pensé sa Manman en rentrant le linge des clients du séchoir. Sa journée avait commencé avant le lever du jour. « Et ça fait trois ans que je l’ai pas vu. » Ce jour-là, il avait soudainement disparu avec son père et la Cadillac. Ils avaient laissé derrière eux mère et femme, deux étrangères devenues partenaires dans l’hôtellerie, un « café-couette » offrant gîte et couvert garanti 100% cadien aux touristes, les tout tristes comme elle les appelait, en quête de nouvelles expériences désennuyantes.
Au début, ça faisait mal comme une jambe atteinte d’une gangrène. Très vite, on se fait à l’idée qu’il faut s’en séparer. Et ça n’empêche pas qu’on s’ennuie de son membre manquant. Mais entre la vie et la mort, le choix est vite fait.
« Sherry! Est-ce que tu peux venir voir une minute, s’il vous plaît?
« Ouais, Miss Edwina. »
Elle n’avait jamais compris ce qui aurait pu attirer son fils à cette Protestante du Texas. Trop pâle, trop maigre, trop petite, trop ceci, trop cela, trop… Américaine. Du temps qu’ils habitaient tous dans le même voisinage, il restait quelques beaux souvenirs, mais trop d’amertume au fond de la gorge remontait comme une indigestion. C’était comme un bon gombo servi sur du riz pas assez cuit ou trop salé. On pouvait toujours le manger, mais à quoi bon? Son fils était promis à un avenir si brillant. Il avait une bourse académique à la faculté de droit de Tulane. Il est allé le premier jour, il a écouté ce qu’ils avaient à dire et il n’y a plus jamais remis les pieds. Elle ne comprenait pas pourquoi il avait tout garroché par dessus la barrière pour les beaux yeux de cette Texienne.
« Quoi ce qu’ej peux faire pour vous? »
Elle avait quand même appris à parler français, quelque chose que son fils ne commençait à faire que quelque temps avant de disparaître. Elle se demande s’il ne devenait pas jaloux de sa femme qui parlait politique en français en bas du chêne à Caouanne avec Plute, Piche, Boudou et les autres. « Il est juste comme son père. Il veut juste ça qu’il peut pas avoir. »
En tout cas, c’était vers l’époque où Ti-Huey babillait ses premiers mots. « Maman, Papa, banane… » C’était cette même année que Manman est allée à Medgegorige, qu’elle avait ramené une petite statue de la Sainte Mère qu’un des enfants à qui Elle parlait avait touchée. Elle regrette maintenant de l’avoir donnée à son fils; elle était sure de ne plus jamais la revoir.
« Sherry, t’avais pas attendu le telelphone faire du train hier au soir? »
« C’était le telephone sur le TV. Je pouvais pas dormir alors j’ai guetté les vieux shows. »
« C’était quel show? »
« C’était, huh, un vieux Hercules avec Steve Reeves. »
« Y’avait pas de telephone dans Hercules. »
« Non, huh, c’était pendant les commercials. »
« Mais chère, je connais pas quofaire tu mets ta tête plein de fatras comme ça. T’as besoin de ton repos. »
Depuis quelques années, au fait depuis le décès de son mari, Clovis Rabalais dit Fahla, et le départ de son fils, les affaires de Miss Edwina allaient très bien. Il semblait que le monde entier a découvert la musique et la cuisine cadiennes. Il voulait se rendre sur place pour faire l’expérience de « l’authentique. » Au « Kajun Motel », il a fallu que Miss Edwina rajoute du cayenne à toutes ses recettes pour faire l’authentique que les touristes recherchaient. « Si ma défunte mère me voyait avoir la main si lourde avec le poivre, elle aurait tout jeté aux cochons. Ej pense que même eux, ça voudrait pas le manger. »
Même Nonc Dud a été obligé d’ajouter un joueur d’accordéon à son groupe parce que le monde étranger ne croyait pas que c’était de la vraie musique cadienne sans ça. D’ailleurs, il ne disait pas cadien. Pour lui, c’est de la musique française. Il a engagé un bougre de la Ville Platte qui prenait le bateau à la Grand’ Île pour aller travailler sur les plateformes. Quand il avait ses sept jours off, il jouait avec « Nonc Dud and his Half-fast Cajun Band. »
Ça faisait qu’elle avait de l’ouvrage assez pour ne pas s’ennuyer d’une jambe coupée. Mais elle avait du mal à se tenir debout.