Tout
quelque chose dans le cochon est bon. Publié dans Acadiana Profile, fév.-mars 2014
Quand
la température commence à baisser, les moustiques se font plus rares et la
menace des ouragans diminue jusqu’au mois de juin, l’air sec poussé par le vent
du nord remplit nos poumons et s’éclaircit nos esprits pour qu’on puisse se réjouir
enfin des activités en plein air : les festivals, le football avec les
fêtes autour du stade et la chasse aux canards et aux chevreuils. Certains
appellent cela le temps du gombo, même si je n’avais jamais entendu cette
expression avant d’arriver à Lafayette. Dans ma famille sur la Bayou Lafourche,
on mangeait du gombo au moins une fois par semaine toute l’année. Néanmoins,
chaque saison a ses rites et ses coutumes dictés par ce que la Nature nous
offre ou nous permet de faire. Dans le rude climat de la Louisiane avant
l’avènement de la climatisation et de la réfrigération, si on voulait survivre,
il fallait suivre à la lettre les ordres que le rythme de la vie donnait. Les
commodités de la modernité altéraient cette cadence et on mangeait n’importe
quoi n’importe quand. De nos jours, avec le mouvement du « manger
local », les gens, surtout la jeunesse, cherchent à raccourcir la distance
entre la production, la préparation et la consommation de leurs repas et manger
au diapason des saisons. Un bon exemple est la résurgence d’une pratique ancestrale.
Pendant
ces mois les plus frais, après la récolte et avant la semence, on tue le cochon
dans un événement à la fois simple et complexe qu’on appelle la boucherie.
Traditionnellement, une boucherie se fait dans l’esprit du coup de main, cette
rencontre communale où les voisins et la famille s’entraidaient pour accomplir
diverses tâches qu’on ne pouvait pas faire tout seul comme la construction d’un
magasin ou la ramasserie de la récolte. Autrefois, la viande était partagée
entre les familles assurant une réserve suffisante pour passer l’hiver. Tout le
monde partage le travail, depuis la sélection du verrat ou de la truie jusqu’au
dernier graton. Un tel élève les cochons, un autre amène les couteaux
sur-aiguisés et les chaudières noires, une telle cueille le sang pour le boudin
noir, tandis que quelqu’un d’autre découpe la « sainte trinité » de
céleri, de poivron et d’oignon pour mélanger avec le roux de la fricassée de
reintier. La confection de la saucisse fumée, le tasso, l’andouille et le
fromage de tête est confiée à des spécialistes du genre. Le froid mordant des
matins d’hiver glace les os des participants, nécessitant un peu d’antigel sous
forme de petits filets de bourbon et de whiskey. Les uns et les autres crient
les instructions ou les insultes pour attiner à travers la vapeur émanant de
leur bouche. Tout le monde se laisse emporter par la vague de bonheur de se
retrouver et d’œuvrer vers un but commun. Malgré l’ambiance festive et bruyante,
un voile solennel et silencieux recouvre les opérations au moment de donner le
coup de grâce à l’invité d’honneur. Souvent quelqu’un est même désigné à
caresser et calmer le porcin pour qu’il soit tranquille jusqu’à la dernière
seconde de sa vie. C’est une forme de respect et de remerciement qui donne
toute une dimension spirituelle à un acte qui ne serait autrement qu’un carnage
comme son nom l’indique.
Mary
Pettibone Poole a écrit, « La culture, c’est ce que le boucher aurait s’il
était chirurgien ». De toute évidence, elle n’a jamais vu un grand maître
comme Toby Rodriquez opérer le dépeçage d’une carcasse de cochon. Il faut voir
avec quelle précaution et quel savoir-faire il cherche l’endroit précis en
dessous le sternum pour amorcer la première incision. Il faut apprécier les
lignes droites et justes qu’il dessine avec la lame. Au fur et à mesure qu’il
enlève les différentes parties, il annonce haut et fort le nom de la coupe et
quel plat elle va devenir. Les membres de son équipe disparaissent avec les
morceaux vers les tables de préparation selon leur désignation, sans rien
gaspiller. Il faut une grande connaissance de l’anatomie et de la cuisine,
ainsi que la compassion, la générosité et un sens de communauté, pour mener
cette entreprise à bien. On peut appeler cela une grande culture, et c’est la
nôtre.