vendredi 1 décembre 2017

Le Grand Jimmie. Publié dans le numéro décembre-janvier 2017-18 d'Acadiana Profile

Le Grand Jimmie

Comme beaucoup de bonnes histoires, celle-ci commence dans un salon de barbier. Un jour dans les années soixante, Elmo Ancelet et Ferdinand Broussard, dit Lolo, donnaient des coups de ciseaux dans leur échoppe rue Jefferson à Lafayette. Un des clients réguliers s’appelait James Domengeaux, dit « Jimmie ». Né en janvier 1907, Domengeaux, à ce moment-là, avait déjà vécu une vie pleine d’accomplissements : homme politique ayant servi l’état au Bâton-Rouge et à Washington, fondateur d’un cabinet d’avocat à succès, pilier de la communauté et même propriétaire d’étangs d’écrevisses et ancien boxeur. Au lieu de songer à une retraite bien méritée, ce jour-là dans la chaise de barbier, il rêvait de nouvelles batailles. Pendant que Lolo lui coupait les cheveux, Domengeaux annonce à qui veut l’entendre qu’il est en train de réfléchir à laquelle des deux directions qu’il veut prendre ensuite : créer un club de boxe ou sauver le français en Louisiane. La seule raison pourquoi je suis capable d’écrire cet article en français, et peut-être même pourquoi vous êtes capable de le lire, c’est parce que Jimmie a fait le bon choix.

L’année 2018 marque le 50e anniversaire de la création du Conseil pour le développement du français en Louisiane par une acte de la législature louisianaise, la même assemblée qui, à ses débuts, légiférait exclusivement en français. D’abord par décret du surintendant d’éducation et ensuite enchâssé dans la constitution de 1921, le français devient officiellement persona non grata après une longue et illustre carrière parmi les entrepreneurs, les écrivains, les avocats, les éducateurs et les simples habitants louisianais. Dans un effort d’américanisation forcée, des milliers d’enfants ont été punis et humiliés pour avoir parlé la seule langue qu’ils connaissaient. Les traces de cette honte étaient si fortes et si profondes que le stigma était transmis à la génération suivante qui ne voulait rien à faire avec ses affaires de vieux. Depuis longtemps, depuis la Vente de la Louisiane au fait, on écrivait la nécrologie du français en Louisiane. Mais dans les années 1960, s’il n’était pas encore mort, tout le monde pensait qu’il n’en avait pas pour longtemps, même parmi les Francophones. C’est-à-dire tout le monde, sauf Domengeaux.

S’il a choisi le français au lieu de la boxe, il n’a pas pour autant abandonné la bagarre. Face aux difficultés qu’il éprouvait à démarrer les programmes, il va voir le Président Pompidou à Paris pour lui lancer un défi. Pour la mise en scène, il faut savoir que Pompidou, à la carrure imposante, faisait six pieds de haut, mais, malgré son sobriquet, le Grand Jimmie était beaucoup plus petit. Sans peur, il s’approche du représentant de la République française, les bouts de chaussures se touchant presque, lève la tête pour le regarder droit dans les yeux, enfonce son index dans la poitrine solide de son interlocuteur et le tutoie : « Monsieur le Président, si tu nous aides pas, le français, il est foutu en Louisiane. » L’année suivante, un avion charter plein de coopérants français ont débarqué en Louisiane pour devenir les premiers profs « CODOFIL » et pour amorcer le retour en force du français dans les écoles louisianaises après tant d’années d’une absence quasi-totale.  

Aussi sont venus depuis les cinquante dernières années des Québécois, des Belges, des Suisses, des Acadiens, des Africains francophones de plusieurs pays et de partout ailleurs pour nous réapprendre le français dans toutes ses variétés. Les programmes d’échanges ont aussi envoyé des centaines de jeunes louisianais faire des stages linguistiques dans ces pays francophones, ouvrant des horizons, créant des amitiés à vie et, fait non-négligeable, formant des dizaines de couples entre des Louisianais et des Francophones divers. Issus de ces unions sont des enfants que j’appelle avec beaucoup d’affection, car j’en ai eu trois, des bébés « CODOFIL ».


Domengeaux est mort en 1988 mais son legs continue. Le salon de barbier n’est plus là, ayant brûlé il y a longtemps. À la place se trouve un jardin de bières, un endroit idéal pour partager l’amitié autour d’un verre et d’une conversation en français comme font beaucoup de jeunes aujourd’hui. Grâce à cette décision capitale, la publication de la nécrologie du français en Louisiane doit attendre encore. 

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